Lacroutz d'Orion

Lacroutz d'Orion
La maison de Lacroutz

mercredi 15 juillet 2015

PORTRAIT DE JOUEUR

QUIBISE
Quibise est arrivé, en retard comme d’habitude. Hautain et méprisant, il condescend cependant à élever par sa présence le niveau d’un club qu’il abhorre. Il s’installe et tout comme le prophète, il se met à enseigner ; il n’arrêtera qu’en fin de partie. Sa partenaire l’écoute avec ferveur, fière de mettre en pratique ses conseils de grand maître. Il n’arrête d’ailleurs jamais de parler, d’éructer, de vociférer. Il néglige d’accueillir ses adversaires et ne répond même pas à leur salut. Il les inonde cependant de conseils et de critiques. Plus ils sont timides ou simplement bien élevés, et plus ses propos sont acerbes, frisant l’impolitesse et parfois même l’insulte. Il ignore l’indulgence et le savoir vivre, semblant soucieux d’accaparer l’attention des autres joueurs, pour souligner son mépris à leur égard. « Il est comme ça ! » dit on. Ce « n’est pas l’excuser, comme on le croit, mais avouer sans y penser, que de si grands défauts sont irrémédiables »
Les Caractères – La Bellenchère – Extrait.

LETTRE DE MON CHEVAL

Ma chère Donna,
Jacquotte, tu la connais, m’a prêté sa plume pour t’écrire un mot. Cette sacrée pie ne donne rien pour rien, et il a fallu que je m’exprime à son seul profit.
J’espère que tu es heureuse dans ton nouveau club. Nous regrettons ici ton hennissement chaleureux et les superbes pétarades que tu nous offrais le soir.
Mephisto se porte bien. Il en fait voir de toutes les couleurs au patron, surtout quand il sait que nous le regardons ; il est un peu cabot, mais il est si beau. Dommage qu’il lui manque ce que tu sais !
Ici, c’est le train-train. En ce moment, on ballade des gosses toute la journée ; de vrais plumes ! L’autre jour j’ai beaucoup ri en voyant notre gros « Papillon » avec une fillette sur son dos. Il broutait tranquillement dans le fossé, tandis qu’elle lui flanquait de grands coups de talon. Il m’a dit qu’il ne s’était rendu compte de rien et même qu’il avait complètement oublié où il se trouvait. Ah ! celui-là avec son ventre !
Ah ! a propos de ventre, il faut que je te raconte. Il y a à peu près une semaine, j’étais comme d’habitude le matin, perdue dans ma méditation, en attendant le petit Eric, prévu vers dix heures. Il était à peine 8 h 30 quand le patron est venu me flanquer la selle sur le dos. Et que je te serre ! Et que je te serre ! Que se passe t-il, me suis je demandé ? Il va me falloir porter deux poids plumes à la fois ? Tu parles ! Qu’est-ce que je vois arriver ? Une espèce de cow boy du 3ème âge, qui faisait bien ses cent kilos. Tu sais, les gros, j’ai rien contre, à condition qu’ils restent par terre.
Eh bien ! celui là, il a fallu que je me le farcisse ! J’ai bien essayé quelques petits trucs : me placer plus haut que lui quand il monte, plonger de temps en temps la tête vers les jambes. Tu parles ! avec la surface qu’il couvre ça n’a pas marché. Et nous voilà partis pour la promenade, accompagnés de Mephisto et du patron. Tu ne peux pas savoir ce que j’ai souffert ! J’ai essayé de traîner un peu, pour qu’on me prenne en pitié. Mephisto n’a même pas eu un regard. Et ça a duré une heure : au pas, au trot, au galop ; la complète quoi ! Mon pauvre dos ! Ce qui m’a un peu réjouie tout de même c’est que, lorsqu’il m’a libérée, il avait les jambes bien arquées et qu’il marchait comme un canard.
Je pensais qu’il en aurait assez et qu’il ne reviendrait plus ! Deux fois encore, j’ai eu à le porter. Dans la montée de Bouhor, vendredi, je n’en pouvais plus. « Ca va ? » que lui a demandé le maître. « Elle fait semblant de souffrir, rien que pour me vexer »,qu’il a répondu. Misère ! Je voudrais l’y voir lui, s’il devait me porter.
Enfin c’est fini ! J’ai fait comprendre au patron que j’étais sur le point de craquer et il l’a filé à « Daisy ». Elle rigole moins maintenant.
Je me remets doucement en continuant à promener les gosses.
A bientôt je l’espère ! Ta
Prima

AU TEMPS

Un poète rêvait, il y a bien longtemps
A l’époque où les hommes aimaient prendre leur temps
De suspendre les heures ou bien le vol du temps
Ah l’on savait alors comment passer son temps

Nous pleurons le bon temps, celui de l’ancien temps
Du beau temps des cerises, de la valse à trois temps
Jamais nous ne voudrions pourtant perdre du temps,
Tuer le temps qui passe avec un passe temps.

Aujourd’hui, le temps presse, il faut gagner du temps ;
Le temps c’est de l’argent, nous n’avons plus le temps,
De gaspiller le temps dans des rêves d’antan

Mais ce n’est que folie et que perte de temps.
Cueillons le temps présent, nous avons tout le temps
De songer au passé ou à la fin des temps

PARTENAIRE

Annosse aime le bridge. C’est son passe temps, son hobby, sa passion. Il a appris avec les plus grands, ; il lit, il compulse, il collectionne, il archive des documents sur les enchères, les entames, les contres, le jeu de la carte. Il est bridgeur et rien de ce qui est bridge ne lui est étranger.
Quand il entre dans son club, il a le front haut, le sourcil froncé, l’œil sévère. Il s’enquiert de la présence de son partenaire, qu’il entraîne au plus tôt vers une table pour mettre au point de nouvelles tactiques. Lorsque le jeu commence, il est à l’affut de la moindre erreur , qu’il souligne avec des éclats de voix et des gestes péremptoires. Aline, une adversaire, s’est permis une enchère fantaisiste, dont il a particulièrement souffert . Aussitôt, c’est l’explosion, une déferlante de rage et de fureur, remplie de reproches et d’insultes. Il veut humilier, anéantir et il y réussit parfaitement. L’adversaire est laminé, sans voix, au bord des larmes. Son partenaire est gêné, mais n’intervient pas par crainte de la réaction.
Un autre jour, il revient, le sourire aux lèvres, accompagné d’ un bridgeur réputé. Au cours du jeu, Annosse fait une grossière erreur, qui lui est gentiment reprochée. Il est aussitôt confus, catastrophé. Il rougit, il s’excuse ; il s’explique : il a des petits problèmes de santé, ces temps derniers.
Mais depuis quelques jours, Annosse ne joue plus. Il cherche un partenaire, paraît il.

LEBEAUF

Lebeauf est grand et fort. Ses traits expriment une sorte de jovialité bovine. On y lit la certitude du lendemain et la joie de l’être bien nourri. Il arbore une panse avantageuse, modestement enveloppée dans un survêtement compatissant. Il avance en se dandinant, le front haut et le dos cambré, remettant d’instinct à sa place son centre de gravité.
Sa voix rassure les malentendants. Elle barrit des jugements définitifs ou tonitrue des vérités premières souvent de caractère météorologique. Le silence l’effraie; aussi déclare t’il préférer le bistrot à l’église.
Il est à cheval sur les bonnes manières. Pas question de cracher dans son mouchoir ou de « flatuler » devant un étranger.
Il est très tolérant à condition que chacun reste à sa place, les femmes à la cuisine et les noirs en Afrique. Il n’est pourtant pas raciste. Il adore faire rire son collègue arabe en l’appellant " crouillon ".
Il est pour la peine de mort. " Ça fera de la place dans les prisons pour tous ces jeunes voyous ".
La télévision est reine dans sa maison. A l’heure des jeux, le silence est de rigueur. Seul, il peut se permettre de glisser quelque commentaire approbateur ou instructif. Il ne se risque à manquer aucune émission sportive. Il rougirait le lendemain s’il ne pouvait émettre quelque appréciation lapidaire ou simplement railler l’ignorance de ses collègues.
Lebeauf a la main verte. Il le fait savoir dans le quartier. Il connaît la saison de l’oignon et celle de la tomate. La lune est toujours propice lorsqu’il sème et si les salades ne germent pas, c’est qu’il n’a pas plu à temps.
L’été venu, il dîne sur la terrasse, faisant généreusement profiter ses voisins du parfum de la saucisse grillée. Le repas est parfois agrémenté de quelque rot sonore, confirmant à la cantonade l’arrivée du liquide à bon port.
Au bistrot, l’autre jour, échauffé par quelques verres, il a saisi une bûche près du foyer et parié qu’il la briserait de ses mains. Sous le regard ébahi de ses commensaux et l’attention tendue de l’assistance, il a posé un pied sur une chaise, doucement levé le billot au dessus de sa tête, et d’un seul coup, il s’est cassé la jambe.

L'ESPRIT SAIN

« In illo tempore… » En ce temps là, Ronsard jardinait, Malherbe ruminait, Rabelais guérissait. La religion était encore sereine et les moines érudits et bons vivants.
Prêcheur de son état, le père Théodore était connu pour son humour, la légèreté de son coude et la hardiesse de son langage. La réputation de son esprit n’était plus à faire dans les campagnes.
Veuve d’un laboureur, la mère Pégasse vivait seule avec sa fille dans une masure à l’écart du village. Elle était lavandière et Marion gardait les oies.
La fréquentation de cette race cacardière, glorieuse sans doute mais méprisée, n’était guère favorable à la pauvre Marion. Malgré la belle prestance que lui donnaient ses quinze ans, elle entendait souvent sa mère se plaindre : « Marion, tu manques d’esprit ; tu manques d’esprit ! ».
Ayant entendu dire que le père Théodore avait de l’esprit à revendre, Marion décida d’aller lui en acheter. Un dimanche après midi, elle mit ses plus beaux habits, emporta ses économies et partit à l’abbaye, à la recherche du moine.
Rapidement mis au courant par le frère portier de cette visite inattendue, à l’heure des Vêpres, celui ci décida que le service du Seigneur pouvait attendre et se rendit au parloir.
Bien qu’impressionnée par la carrure du prêcheur, Marion lui adressa sa requête. « Mon père, je n’ai pas beaucoup d’argent mais j’espère que vous pourrez me vendre un peu d’esprit » « De l’esprit, dis tu ? » « Oui ! on m’a dit que vous aviez de l’esprit à revendre et ma mère dit que j’en manque. » ; « Ma foi, tu vas constater tout de suite la présence d’esprit. Suis moi ! »
Il conduisit la jeune fille dans sa cellule et ferma soigneusement la porte.
Quelques temps après, un jeune novice qui passait dans le couloir entendit, lui sembla t-il le père Théodore ahaner : « Voici han de l’esprit, han de l’esprit, han de l’esprit .. ! » Tout à fait édifié, le moinillon déclara au père portier : « Tu sais, nous connaissons mal le père Théodore : je l’ai entendu tout à l’heure se flageller en invoquant l’Esprit Saint !
Lorsque le moine fit sortir Marion, celle ci encore un peu émue du cadeau qu’on venait de lui faire déclara : « Je vous remercie de m’avoir donné gratuitement de l’esprit. Pourrai-je revenir s’il venait à m’en manquer encore ? » « Eh bien ! Je constate que l’opération a réussi ! Reviens quand tu le souhaites ! »
Elle revint, paraît il, assez souvent car l’esprit, c’est bien connu, n’est pas fait pour demeuré.

MARIAGE DE RAISON

On m’a raconté récemment une drôle d’histoire qui s’est déroulée , il y a quelques trois cents ans, dans une lointaine contrée des Pyrénées.
A cette époque là, même les paysans propriétaires vivaient chichement en exploitant du mieux qu’ils pouvaient des lopins de très faible surface. Comme tout propriétaire qui se respecte, ils rêvaient d’agrandir leur domaine, dans le meilleur des cas pour eux-mêmes, sinon au profit de leur descendance. Le moyen le plus courant consistait à marier les enfants.
C’est ainsi que deux laboureurs du pays, nous les appellerons les FERTRAND et les CABOL, pour éviter de désobliger leurs éventuels descendants, décidèrent par contrat de marier leurs fils et fille. Il faut bien dire que lorsque ce contrat fut signé, Antoinette FERTRAND avait huit ans et que Julien CABOL filait sur ses dix ans. Il fut convenu que le mariage aurait lieu huit ans plus tard; on précisa même que ce serait à l’époque des vendanges.
Quand la huitième année arriva, Adrien FERTRAND qui était devenu une sommité dans le village, rappela sa promesse à Alexis COBOL, lui même désormais paysan prospère. Ce dernier refusa tout net, alléguant que son fils avait vu un jour la demoiselle FERTRAND jouer " à tape nombril " avec un autre garçon du pays. Le père FERTRAND entra dans une colère folle, et criant à la calomnie, courut aussitôt porter plainte auprès du seigneur du lieu pour rupture de contrat.
L’application de la loi est dans un tel cas relativement simple. On désigne un expert pour vérifier les affirmations et le juge peut se prononcer. La nomination de l’expert posa cependant problème. Toutes les matrones susceptibles de faire l’affaire se récusèrent sous différents prétextes. Elles étaient en fait peu soucieuses d’indisposer la famille FERTRAND, connue à la fois pour sa générosité et pour sa capacité rancunière.
Il ne restait plus qu’à faire appel au curé. C’était un homme de bien, dévot et généreux, et en ces temps austères plutôt porté à l’indulgence. Ses formes dévoilaient l’amateur de bonne chère, mais ses connaissances médicales l’avaient rendu précieux tant pour les hommes que pour les bêtes. Après quelques hésitations bien compréhensibles, il accepta la mission.
Au jour prévu, il se rendit donc à la ferme FERTRAND. " Je viens pour ce que vous savez ", dit-il, après les congratulations d’usage. " Monsieur le curé, Antoinette vous attend la haut! ", lui fut-il répondu. Une auscultation rapide mais approfondie lui permit de se rendre compte de façon certaine que l’accusation de calomnie était sans fondement.
" Antoinette, déclara t’il d’un air chagrin, nous voilà tous les deux dans une situation désagréable. Si je dis ce qui est, ton père sera très en colère contre toi et risque de te déshériter. Je n’aimerais pas non plus qu’il soit fâché contre moi; j’ai toujours eu avec lui d’excellentes relations ". La patiente ne disait mot, se contentant de le regarder de cet air placide que l’on prête volontiers aux ruminants. Il poursuivit donc: " Si on considère le pour et le contre, je suis persuadé qu’un pieux mensonge vaut mieux que cent vérités " " Vous avez bien raison, Monsieur le curé ! " lui fut-il aussitôt répondu. " Certes ! " assura t’il, " mais il y a une opération délicate à entreprendre avant " " Et quoi donc ? " " Il me faut remettre en condition ce qui a été percé. C’est indispensable ! " " Faites pour le mieux, monsieur le curé ! "
Ce qui fut fait alors est couvert par le secret médical. La demoiselle obtint en tout cas son " nihil obstat " et le juge se prononça pour le mariage. La famille CABOL dut s’incliner.
L’union fut, semble t’il, heureuse puisqu’elle fut couronnée par la naissance d’un vigoureux héritier, qui, bien que quelque peu prématuré, montrait une assez nette tendance à l’embonpoint.

LEONTINE

Sa silhouette gargantuesque, son franc parler, son rire tonitruant sont, tout comme son grand cœur, connus de tout le village. Quelqu'un vient il à parler de Léontine ? On croirait entendre un guide de monument historique, tant tout ce qu’on dit d’elle est grandiose.
Aujourd'hui Léontine va rendre visite à une voisine plus âgée. Elle n'a pas prévenu, car le spectacle aurait attiré les foules.
Imaginez un paquebot manœuvré à la godille et vous serez tout près de la réalité. Léontine n'est pas obèse; elle est l'obésité incarnée. Voyez ces joues rebondies, roses et luisantes, ce menton tombant en cascade sur un poitrail rebondi. La voilà qui avance en se dandinant sur ses deux pattes éléphantesques. Elle ne marche pas, elle rame, projetant alternativement ses bras vers les bords. On perçoit d’ailleurs dans ce mouvement une aisance certaine, due à une longue expérience.
Elle ne sonne pas; on ouvre car on l'a entendue venir de loin. Son halètement est unique et reconnaissable à distance. Ah! Voici son fauteuil préféré, celui dont elle pourra s'extraire, sans faire appel à un artisan spécialisé.
Confortablement installée, elle se penche vers son hôtesse et prenant un air confidentiel, elle tonitrue:
" Sais-tu, Marie, que depuis la dernière fois qu'on s'est vues, j'ai maigri de dix kilos ?" L'œil admiratif et le sourire ébloui, Marie s'écrie: " Oh! On ne le dirait vraiment pas! " Se rendant compte aussitôt de sa gaffe, elle rougit et tente de se rattraper.
Mais Léontine en a vu d'autres. Ravie au fond de la confusion de son hôtesse, elle prend un air faussement offusqué, puis fait part de son souci d'avoir à rétrécir toute sa garde robe.
Tout à l'heure elle rentrera chez elle, sereine et sans rancune, après avoir dégusté quelques spécialités pâtissières de qualité, allégées comme il se doit.

LE NAIN

Vous êtes vous déjà promené en ville le dimanche matin de bonne heure? Vos pas résonnent comme dans une église. Vous avez l’impression que les rues vides vous appartiennent. Et le parfum de croissant chaud qui parfois monte à vos narines, ne fait que conforter votre sensation de bien être. Je flânais donc en ville, un dimanche matin, lorsque je fis cette étrange rencontre.
En débouchant de la grande rue centrale sur la place de la mairie, j’aperçus, planté au beau milieu, un magnifique danois, un de ces énormes chiens blancs tachés de noir, hauts sur pattes, dotés de longues oreilles bien droites et d’une mâchoire impressionnante. Ce magnifique spécimen de la race canine semblait poser pour un quelconque sculpteur. Toutefois le qualifier de cabot aurait été lui faire injure, me sembla t-il, tant sa prestance avait l’air naturel.
J’adore les chiens et, en général, ils ne m’inspirent aucune crainte. Intrigué par cette immobilité solitaire, j’approchai calmement, le sourire aux lèvres et prêt à émettre quelque bruitage lénifiant. Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir un fier personnage, campé les mains sur les hanches, le dos cambré, mais le front atteignant à peine l’omoplate de notre danois. Vêtu d’un costume sombre bien coupé, la barbiche haute, l’air condescendant, le nain, je dois l’avouer, m’en imposait.
" Bonjour monsieur ", lui dis-je un peu gêné, " votre chien est magnifique et je me suis approché pour mieux l’admirer ". " Et c’est alors que vous m’avez aperçu. Je dois dire que vous êtes un cas exceptionnel. En voyant le chien, les gens ont plutôt l’habitude de passer au large. "Je pense " continua t-il " que vous avez remarqué ma taille". Autrefois on me montrait du doigt comme une curiosité ou on me côtoyait en faisant semblant de ne pas me voir. Evoluer le nez à hauteur de l’entrejambe de la population n’est pas une sinécure, surtout en période de grosses chaleurs " " Mais tout de même, monsieur, le coupai-je, la grandeur ne se mesure pas à la taille! " " Oh que si ! "s’ exclama t’il, " mais pour moi, c’est à la taille de mon chien. Cela me permet à la fois de me faire remarquer, de me faire respecter et parfois d’avoir comme aujourd’hui une conversation agréable ". Je m’inclinai pour le remercier et remarquai alors la laisse que le petit homme tenait d’une main ferme.
" Vous ne vous laissez jamais emporter par votre chien ? ", l’interrogeai-je d’un air faussement naïf. " Il craint trop la correction " affirma t’ "Il sait qu’il doit m’obéir au doigt et à l’œil ! Ténor ! " Le chien émit un son caverneux et puissant: " Whouff !!! " " Je dirais plutôt Basse !» remarquai-je, le sourire aux lèvres " Non ! vous avez dû mal voir ! La haute c’est lui, la basse c’est moi ! " Sur cette explication péremptoire je restai muet.
Il s’inclina alors profondément, grimpa sur son chien et s’éloigna au petit trot.

AMELIE D'OREYTE

En ce début de XVI ème siècle, la France sort à peine du Moyen Age. A ses frontières, la Maison d’Autriche saisit toutes les occasions de lui montrer sa force. Dans la belle Province de Béarn en particulier, les Espagnols de Charles Quint font périodiquement des razzias dans les bourgades les plus riches.
En cette année 1523, la région de Sauveterre est calme. La ville est prospère et ne craint apparemment rien derrière ses fortifications. A la sortie du vieux pont fortifié, demeure un libre laboureur, Jehan d’Oreyte, devenu riche en vendant ses fruits et légumes aux bourgeois de la ville. Il a eu cinq garçons et une fille, la petite Amélie, dont la mère est morte en lui donnant naissance. Elle a été élevée par sa tante de St Gladie, une brave femme qui l’a instruite et lui a appris l’art de la broderie. Mais dès qu’elle a eu seize ans, elle est retournée vivre avec son père, qu’elle aide a tenir sa maisonnée.
Gracieuse et vive, elle a le sourire mais aussi la répartie faciles. Son père, ses frères ne jurent que par elle et la vieille Manon, la servante, ne sait rien lui refuser. Au début, elle accompagnait son père à la ville, mais ses qualités de brodeuse ont rapidement été remarquées et les dames de la ville se l’arrachent. Elle est tellement occupée que parfois, le soir , à la fermeture des portes, elle est obligée de demeurer en ville chez une de ses amies, ce qui n’est guère du goût de son père.
Avec l’accord de la ville, le laboureur se rend de temps en temps à la porte des immondices, près de la tour de Domezain, pour charger un chariot de déchets, destinés à enrichir ses champs. Il a découvert à cette occasion qu’il pouvait entrer et sortir de la ville à l’insu de tous. Il a confié son secret à Amélie, qui en profite désormais le soir, malgré les odeurs puissantes qu’elle est obligée de côtoyer.
De temps en temps, Amélie va rendre visite à sa tante de St Palais, dont elle garde les oies, comme quand elle était petite. Ces braves gallinacés lui donnant peu de tracas, elle se livre souvent à l’occupation favorite des fillettes de seize ans, le rêve.
Un beau jour, alors qu’elle est plongée dans ses pensées, elle est distraite par les pas d’un cheval qui passe sur le chemin proche. Elle se lève si brusquement que le cheval fait un écart. Le cavalier se rattrape de justesse, mais reste muet de saisissement devant cette miraculeuse apparition, dont il devient immédiatement éperdument amoureux.
Le baron de Miossens, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est un tout jeune homme, de belle prestance, rêvant plus souvent de batailles et de conquêtes que de bals et d’aventures d’alcôve. Ce jour là, il est allé rendre visite à un parent de Sauveterre et il retourne à Arros, où l’attendent ses hommes. S’étant quelque peu repris, il descend de cheval et s’approche de la belle toute rougissante. Il salue la gardienne d’oie, comme il saluerait une grande dame et après quelques minutes de conversation, il se rend compte que cette dernière n’a rien à envier à l’aristocratie féminine, qu’il connaît bien. Au bout d’une heure, il prend congé à regret en jurant de revenir et en lui faisant promettre, s’il en est besoin, de faire appel à lui, au château d’Arros où il doit demeurer quelque temps, avant de retourner à Coarraze, dont il est le seigneur.
La belle, habituée à côtoyer des garçons depuis son plus jeune âge, a su parfaitement comment se comporter, en la circonstance. C’est néanmoins infiniment troublée, qu’elle rentre chez son père. Celui ci la voit revenir avec soulagement ; le bruit court qu’un fort parti d’espagnols a été aperçu sur la route de Domezain et Sauveterre a déjà fermé ses portes.
Malgré ses protestations, il confie Amélie au frère cadet, en lui recommandant d’emporter des vivres et d’aller se cacher, dans la cabane de l’île de la Glère et de n’en bouger sous aucun prétexte, tant que quelqu’un ne sera pas venu les chercher.
Il était temps, car sitôt arrivés, ils entendent des coups de feu du côté de la ville. Pendant la nuit, ils aperçoivent le rougeoiement des incendies. Préoccupée par le sort de sa famille, Amélie aimerait bien se rendre à Oreyte, mais elle n’ose enfreindre les ordres de son père.
Ils vont rester ainsi plusieurs jours, bien cachés dans leur petite hutte, en économisant leurs vivres. Ce n’est que lorsque le calme est revenu qu’ils se décident à aller aux nouvelles.
C’est alors qu’Amélie apprend la mort de son père, abattu par les pillards, auxquels il a voulu tenir tête. Ses frères, qui n’ont pas réussi à persuader leur père de partir avec eux, sont revenus de St Gladie, où il les avait envoyés. Ils viennent d’enterrer leur père et n’ont pas pu prévenir leur sœur, ignorant où elle se trouvait. Ils ont ensuite tenté de réparer les dégâts occasionnés par la soldatesque.
Amélie apprend aussi que le siège de la ville est terminé et que Sauveterre a été obligée de se rendre. Les vainqueurs ont pillé et massacré et festoient dans la ville, servis par la population.
Folle de chagrin et le cœur débordant de haine, elle se rend en cachette chez son amie. Celle ci lui raconte en pleurant les pillages et les exactions des séides de Charles Quint, dont elle a été elle même victime. Elle dit sa honte des habitants, qui n’osent même plus réagir contre cette troupe étrangère, qui fait tous les soirs la fête dans la grande salle du château.
Amélie retourne songeuse chez elle. Le lendemain, elle demande à son jeune frère de seller deux chevaux et de l’accompagner dans un petit voyage qu’elle a décidé de faire. A son corps défendant, celui ci, voyant Amélie tout à fait décidée, consent à la suivre.
Deux jours après, les voilà arrivés au château d’Arros, où elle demande à être reçue par le baron de Miossens. Etonné, mais enchanté de la revoir, celui ci s’enquiert de la raison de ce déplacement. Amélie, en larmes, tombe à ses pieds et lui dit tout sur la prise de la ville, la mort de son père et son désir de vengeance.
Emu mais néanmoins refroidi par sa connaissance des murailles de Sauveterre, le baron tente de convaincre la jeune fille de la folie de son projet de reconquête de la ville. Elle lui confie alors qu’elle connaît un moyen secret de pénétrer dans la cité, qui permettrait à quelques hommes d’éliminer cette horde indisciplinée et trop confiante. Elle lui promet même de se donner à lui, s’il réussit à s’emparer de Sauveterre.
Après une nuit de réflexion, Miossens réunit ses soixante hommes et accompagné des deux voyageurs, il part au galop en direction de Sauveterre.
Le soir même de leur arrivée, ils suivent Amélie et pénètrent dans la ville par la porte des immondices. En une demi heure, ils investissent le château et en délogent les locataires à la pointe de l’épée. Les habitants prévenus se chargent de massacrer les espagnols encore vivants.
Moissens est immédiatement porté en triomphe dans les rues de la ville, tandis qu’Amélie rejoint discrètement sa famille, alors qu’on la cherche partout pour l’associer à la victoire. Le lendemain, le baron se présente chez elle. A sa vue, Amélie, les larmes aux yeux, le remercie et se déclare prête à le suivre. Emu par son désarroi, le jeune homme lui sourit et la félicite de sa bravoure. Il doit rejoindre Coarraze, où l’attend une future épouse. Il assure qu’il ne l’oubliera jamais et qu’elle en recevra la preuve sous la forme d’une dot substantielle, dont seront jalouses toutes les femmes de Sauveterre.
C’est ici que se termine l’histoire d’Amélie d’Oreyte, la jeune fille discrète et courageuse, dont beaucoup ont oublié qu’elle a sauvé la ville de Sauveterre.

LACROUTZ D'ORION

Il a beaucoup plu ces jours derniers dans la région d’Orthez. De gros nuages noirs sillonnent encore le ciel, tandis que les eaux coléreuses du gave chargent furieusement les piles du nouveau pont. On rapporte même que par endroits, le torrent a débordé de son lit et emporté plusieurs moutons.
Nous sommes en l’an de grâce 1372. Gaston III de Foix Béarn, connu en maints pays sous le nom de Gaston Fébus, règne sur le Béarn depuis vingt neuf ans. Homme de guerre réputé et craint, il a combattu les infidèles avec les chevaliers teutoniques et vaincu le comte d’Armagnac, un puissant voisin qui convoitait ses terres.
Fin diplomate, il réussit à garantir la neutralité de sa vicomté en profitant de la rivalité entre le roi de France, dont il est le vassal pour ses terres de Foix, et le Roi d’Angleterre, maître de l’Aquitaine et son suzerain pour le Béarn. Il contraint même le Prince noir, fils du Roi d’Angleterre, à négocier son passage en Béarn pour se rendre en Castille.
Fébus est aussi un administrateur et un constructeur. Il protège ses terres en les parsemant de châteaux et de places fortes. Pour la construction des charpentes, il fait même appel sous contrat aux talents des cagots, les malheureux parias de la région.
Mais Fébus a une passion : la chasse. Dans son « Livre de la chasse », considéré pendant plusieurs siècles comme un ouvrage de référence, il décrit les techniques pour la capture de gibier et l’entretien des chiens. Son chenil abrite d’ailleurs plus de six cents spécimens de toute race.
Aujourd’hui, malgré les menaces d’averses, Fébus a décidé de chasser le cerf. Il convoque son grand veneur, lui ordonne de réunir un petit équipage et de l’attendre au village de l’Hôpital d’Orion. Lui même partira au devant, accompagné d’un apprenti veneur méritant ; il souhaite vérifier l’état de la construction de l’église d’Orion. Fébus apprécie particulièrement Orion pour la richesse de sa faune, mais aussi peut être pour son nom, homonyme de celui du grand chasseur mythologique.
Sous la pluie fine et pénétrante, le seigneur, enveloppé dans sa houppelande, chevauche perdu dans ses pensées, Le jeune apprenti de treize ans, fier d’avoir été choisi, suit de près, respectueux de son silence. Au bout d’une heure, les deux cavaliers découvrent l’inondation. Le Saleys a envahi les alentours de l’église de l’Hôpital d’Orion, interdisant tout passage. « Suis moi ! » dit le vicomte, « nous allons chercher un gué en amont ». Le ruisseau est large et le courant rapide. Les bords sont envahis par des broussailles au milieu desquelles il est difficile, à cheval, de tracer un chemin. Le seigneur s’obstine pourtant et ils parviennent enfin à un rétrécissement du cours d’eau, que les chevaux pourront sauter sans grand élan. Au delà, les fourrés paraissent épais, mais il faut bien franchir l’obstacle. Le cheval du vicomte renâcle, mais le cavalier en a vu d’autres.
Ce qu’il n’a pas vu pourtant, c’est l’ourse qui nourrit son ourson derrière le fourré. Déjà le nez du fauve palpite, pressentant le danger. Lorsque le cheval du vicomte franchit le buisson, les griffes s’abattent sur sa croupe. Fou de douleur, l’animal se dresse brutalement sur ses postérieurs, jette à terre son cavalier surpris et s’enfuit au galop. Le fourré a amorti la chute du vicomte, mais les ronces l’empêchent de se relever. Le jeune apprenti, resté sur l’autre rive a bien du mal à maîtriser sa monture et ne peut donc lui venir en aide. Il regarde pétrifié l’ours se dresser sur ses pattes de derrière et s’approcher en grondant de son maître. Ce dernier, toujours à demi couché, tente de saisir sa dague, mais l’ours est déjà sur lui, bavant et rugissant, les griffes prêtes à déchiqueter. Le seigneur voit sa dernière heure venue et ferme les yeux pour une courte prière. Il entend alors l’énorme fracas de la chute du fauve et découvre en levant les yeux la flèche enfoncée dans son flanc.
« Pardonnez messire mon impudence », dit une voix tout près de lui, « je me suis permis d’occire le monstre dont l’attitude à votre égard m’a paru déplaisante ». « Je te remercie de m’avoir épargné cette peine », répond le vicomte en souriant. Devant lui, tendant une main secourable, se dresse un grand gaillard, tout vêtu de vert, coiffé d’une sorte de bonnet rond et plat, semblant aussi bien protéger les épaules que la tête. Avec cela un grand arc en bandoulière et un carquois bien garni, pendant sur la cuisse droite.
« Il me semble te connaître ; qui es tu donc ? » « On me nomme Lacroutz ; je suis domenger d’Orion ; j’étais un de vos archers à la bataille de Launac » « Dix ans déjà ! Je me souviens maintenant ; c’est toi qui as permis la capture du comte d’Armagnac en abattant son cheval » « C’est bien moi, monseigneur ! Vous m’avez accordé à Orion, la terre qui me confère la domenjadure »
Le jeune apprenti les rejoint alors, les yeux pleins de larmes. « Allons Arnaud, je ne suis pas mort ! Va donc à l’Hôpital attendre la chasse ; tu diras à maître Perguilhem de ne pas m’attendre, mais de rapporter un cerf à Orthez ; indique lui que je suis accompagné du domenger d’Orion. Et surtout pas un mot de notre aventure si tu tiens à tes oreilles » « Oui, monseigneur, mais vous n’avez plus de monture » ; « On m’en fournira ! ». Et s’adressant à Lacroutz, qui venait de capturer le petit ourson, réfugié auprès du cadavre de sa mère : « Ta demeure est elle éloignée ? « C’est à deux pas, à la sortie du bois de Bignotte ! J’étais à la recherche de quelques beaux futs, à fournir aux cagots ; vous leur avez confié la charpente de l’église, et ils y travaillent avec grand soin »
Le trajet se fait en silence. A la sortie du bois, le vicomte saisi par le magnifique spectacle se met à fredonner : « Ah ! ces montagnes qui tant hautes sont…» La belle voix de Lacroutz enchaine : « m’empêchent de voir où sont mes amours… ». Le vicomte éclate de rire : « Tu ferais un excellent courtisan ; tu as appris ma chanson et tu as certainement lu mon Livre de la chasse » « Bien sûr, Monseigneur ! Mais pour ce qui est du rôle de courtisan, je préfère grandement mes bois ». « Tu vas pourtant m’accompagner à la cour d’Orthez car j’ai une proposition à te faire que tu ne peux refuser. J’ai besoin d’un maître forestier pour le Béarn et tu me sembles convenir parfaitement pour cette fonction »
Muet de surprise, et bien qu’encombré par l’ourson qui gigote dans le sac où on l’a enfermé, le géant tombe aux pieds de son seigneur et lui jure de consacrer sa vie et ses talents à son service exclusif.
C’est ce qu’il fera, pendant les dernières vingt années du règne de Fébus, en gérant et administrant avec un soin digne des plus grands éloges, les nombreuses forêts de son Béarn natal.

SAINTCLET

Saintclet a le teint clair, le sourcil broussailleux, le menton relevé, le cheveu court et la voix sonore. Il pérore, le verbe haut, la parole coupante et l’ironie mordante. Sa position le lui permet : il enseigne. Personne n’ose affronter son œil noir. La colère semble son état de prédilection. Un rien l’énerve ; on manque de rigueur, de mémoire, de travail, de logique, de réflexion, de bon sens. Il hait la contradiction et terrorise ses auditeurs. Lui seul sait ; il est infaillible. On le questionne parfois, il jubile. Il court au tableau , brutalise le chiffon, peste contre les mauvais outils. Il dessine, montre, démontre et se retourne glorieux et triomphant. Un simple bâillement cependant le désarçonne et le ramène à de plus justes proportions. Dans la fable du souriceau , il serait le cochet plutôt que le chat ; il fait beaucoup de bruit, mais il n’est pas dangereux. "Ainsi tel homme au fond ...ne se peut définir ; il n’est point précisément ce qu’il est ou ce qu’il paraît être"

AU LOUP

Cette année là, l’hiver commença tôt et fut particulièrement rude. Dès le mois de décembre, une neige épaisse avait recouvert le village et les contreforts environnants. De hautes congères bordaient les chemins et les rares chariots qui s’y aventuraient avaient de la peine à s’en dégager.
La bourgade semblait dormir. Les troupeaux demeuraient à l’étable, ruminant le foin engrangé l’été précédent. Et, tandis que leur maître empilait les bûches au dehors, les chiens, désœuvrés, surveillaient, près du feu, la marmite pendue à la crémaillère. Seuls, le tintement de l’enclume du charron et les cris des enfants jouant dans la neige troublaient le silence des rues.
Vers le soir, la vie semblait reprendre. Les femmes étaient souvent accueillies chez l’épouse du maire où, tout en bavardant, elles travaillaient à leur tricot et se mettaient au courant des derniers cancans. Les hommes se retrouvaient à l’auberge, où, le vin de pays aidant, ils se plaisaient à refaire le monde à leur goût.
C’est vers la mi janvier que le loup apparut pour la première fois dans les conversations. Un chasseur raconta qu’une horde avait été aperçue à proximité d’un village voisin. Chacun commenta la nouvelle, certains estimant que la faim pouvait rendre ces fauves dangereux, d’autres affirmant que le loup ne s’attaquait pas à l’homme.
Quelques jours plus tard, les nouvelles étaient plus alarmantes. Une vache était retournée seule à l’étable, un énorme morceau de chair pendant le long de sa cuisse. Tartorion, le chasseur, en concluait que c’était le résultat évident d’une morsure de loup.
Marcellin, qui, avec sa femme Catherine et ses trois enfants, habitait en lisière du village, commença à s’inquiéter. Il interdit à ses enfants de sortir après la tombée de la nuit et se rendit chaque soir à l’auberge à l’affût des dernières nouvelles.
Celles-ci ne tardèrent pas à pleuvoir, colportées le plus souvent par le grand voyageur qu’était ce fier à bras de Tartorion. Un jeune garçon était, disait il, rentré très tard chez ses parents, très inquiets. Il avait raconté, que poursuivi par un énorme loup, il avait réussi de justesse à se réfugier sur un pommier puis avait dû attendre très longtemps que la bête quitte enfin le pied de l’arbre.
Marcellin, en rentrant, chuchotait ces nouvelles à sa femme en lui recommandant la vigilance. Comme la plupart des clients de l’auberge en faisait autant, le loup était devenu le principal sujet de conversation. Plus on en parlait, plus sa férocité grandissait.
La langue déliée par les tournées offertes, Tartorion évoqua bientôt des disparitions, puis des traces sanglantes laissant soupçonner des massacres.
Le père Clovis, un brave moine qui enseignait le catéchisme aux enfants, tenta bien de calmer les esprits, en parlant de rumeurs, peut être sans réel fondement. Mais le mal était fait ; la crainte du loup s’installa dans le village. On se calfeutra dans les maisons et les hommes s’armèrent prêts à défendre leur vie et celle de leurs proches.
Et une nuit de janvier, ce fut le cauchemar. Quelqu’un cria « Au loup ! » dans la rue. Marcellin se vêtit rapidement, saisit son fusil et sortit en demandant à sa femme de verrouiller la porte après son départ.
Catherine entendit des cris et des coups de feu. Cela dura longtemps et elle eut bien du mal à rassurer les enfants.
On frappa enfin à la porte. Soulagée, elle repoussa le verrou pour accueillir son mari et fut très étonnée de voir le père Clovis, seul devant elle.
« Vous avez vu Marcellin ? » lui dit elle. « Ma pauvre Catherine, il y a eu un accident ! » « Où est mon mari ? » « On l’a transporté chez le maire ; c’était la maison la plus proche.» « Oh mon Dieu, le loup ! » « Oh non ! ma pauvre ! Lorsqu’on sème la peur, on récolte le mort. Quelle nuit de folie ! Des coups de feu partout ! Quand ça s’est arrêté, on n’a pas vu de loup, mais on a trouvé des chiens morts et puis, ton mari, grièvement blessé » . « Mais comment ? » « Un accident ; une décharge de chevrotine dans la hanche ; on ne sait pas comment c’est arrivé ! ». « Je veux le voir ! » « Va ! c’est pourquoi je suis là, je vais m’occuper des enfants ».
Marcellin a survécu, mais il boite bas désormais . Il a vendu son fusil et ne met plus les pieds à l’auberge. Il craint surtout de ne pouvoir retenir son poing devant la face hilare du chasseur Tartorion

HOMO NUMER L'ALTER EGO

- Josiane !
- Oui, professeur !
- Annulez, je vous prie tous mes rendez vous de la journée. J’ai une affaire urgente à traiter. Mais je serai présent à la réunion de demain.
- Bien professeur ! Et s’il y a des messages et des appels ?
- J’ai bien un adjoint, non ?
- Ah bon ?
- Voyons Josiane !
- Excusez-moi Professeur, la tentation… Monsieur Longsdale est un excellent homme.
- Bien ! Si nécessaire, vous prenez note et m’en parlez à la réunion. S’il y a urgence, vous lui confiez le problème. Je ne veux être dérangé sous aucun prétexte ! A demain !
- Au revoir, professeur !
Et, sous le regard perplexe de sa secrétaire, peu accoutumée à un départ précipité de son patron, le professeur Franck Estienne quitte son bureau du Centre National de la Recherche en Belgique.
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Le CNRB est, comme chacun sait, le temple de la recherche en biotechnologie et le département du cerveau en est le pilier principal. Estienne a été nommé à sa tête, il y a près de cinq ans
Svelte, élégant, affable, d’humeur toujours égale, ce veuf de quarante quatre ans vit seul à la périphérie de Bruxelles dans une somptueuse demeure, héritée de sa femme.
Estienne est un scientifique connu. Formé à l’Université de Lausanne, il s’est ensuite spécialisé au Centre de Recherche de l’Institut du Cerveau à Paris, avant d’être recruté par le Conseil National de Recherche Canadien. Ses travaux et publications sur le fonctionnement des synapses ont eu un retentissement planétaire. Depuis son affectation à Bruxelles, ce savant reconnu semble se cantonner dans son rôle administratif de patron d’un département. Il assume avec talent cette fonction importante et difficile, mais certains de ses collaborateurs ont du mal à cacher leur déception.
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Qui est réellement Franck Estienne ? Cet homme cultivé, brillant, serait il un savant médiocre, simplement chanceux ? Qui sait si cette idée n’a pas effleuré certains de ses collègues ?
Fils d’un informaticien de génie, soixante-huitard attardé, chevelu, farfelu, dénué de toute morale, Franck, dès son plus jeune âge, s’initie aux arcanes de la programmation. Avec son père, le jeune prodige s’entraîne à utiliser toutes les possibilités de la « Toile », y compris celles donnant accès à certaines zones prétendument protégées.
C’est pourtant sa mère, professeur de biologie dans un lycée, qui lui inculque les prémisses de ce qui allait devenir sa raison d’être. A quatorze ans il perd ses parents, victimes d’un accident de circulation. Il se réfugie dans les études, se consacrant entièrement, avec la complicité de sa grand-mère, à ses deux passions : l’informatique et la biologie.
Pendant son séjour à Paris, il sympathise avec une collègue, fille d’un industriel belge. Il l’épouse et ils partent ensemble pour leur nouvelle affectation au Canada. C’est là, qu’après dix ans d’une vie sans nuages, mais aussi, à leur grande déception, sans enfants, que le frappe ce nouveau malheur, la mort de sa femme. Quelques années plus tard, il accepte avec soulagement son nouveau poste à Bruxelles où, dans le secret, il va consacrer sa vie à son grand projet.
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Lorsqu’un jour, dans la solitude du laboratoire qu’il a fait aménager dans sa vaste demeure, il parvient enfin à numériser les échanges entre cellules nerveuses, le grand scientifique qu’est Estienne est tenté de publier sa découverte. Il y renonce pourtant, persuadé de la nécessité d’approfondir sa recherche. Il s’estime loin encore de son objectif : transformer le contenu de la mémoire en base de données numériques. Dés lors cependant, il s’entoure des plus grandes précautions pour préserver son secret.
Il organise sa vie et ses horaires pour éviter d’attirer l’attention. Loin de succomber à la paranoïa, il continue de se montrer affable et disert vis-à-vis de son entourage. Ses refus répétés de participer à la vie mondaine finissent par décourager ses collègues les plus acharnés. Lorsque le besoin s’en fait sentir, Estienne reprend contact avec une amie aimable et discrète qu’il quitte chaque fois après le petit déjeuner.
Au Centre, le Professeur rejoint la catégorie des solitaires originaux. Quelques collègues se demandent bien ce qu’il fait de ses soirées, mais il leur laisse entendre que, s’étant pris de passion pour la philosophie, il y consacre avec délectation de longues heures chaque jour. Personne dès lors ne songe à venir le déranger, pas même sa fidèle secrétaire quinquagénaire secrètement amoureuse de lui.
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Libre désormais de se consacrer à son violon d’Ingres scientifique, Estienne établit son planning avec rigueur. Chaque soir un simple en-cas pris sur le pouce complète le repas plus copieux qu’il partage chaque midi avec ses collègues. A une heure du matin son réveil sonne une première fois, lui intimant l’ordre impératif de quitter son laboratoire. Cette règle, que la prudence lui a imposée, lui permet de se présenter, frais et dispos à son travail tous les jours à neuf heures précises.
Sa femme de ménage, Mercédès, une veuve galicienne égarée dans les faubourgs de Bruxelles, lui prépare son petit déjeuner et se charge de la propreté de la maison. Elle aère, aspire, nettoie les cages des animaux et fraternise avec Pascal, le chien bâtard, apparenté Patou, que « el Profesor » a adopté. Seule lui est interdite la salle des ordinateurs, dont se charge personnellement le patron.
Le réseau informatique interne est important ; mais, pour le cas où sa puissance serait insuffisante, notre savant a prévu d’utiliser les moyens du CNRB. Sa vieille expérience de hacker lui a permis, sans donner l’éveil, d’entrer à volonté dans le système, pour y réserver une niche personnelle et faire tourner quelques programmes dévoreurs d’énergie.
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C’est la mise en lumière de l’activité électrique des neurones qui lui a donné l’idée de numériser les signaux d’entrée et de sortie. Il réussit à reproduire ces données « in silico » et crée un programme, imitant le fonctionnement de la synapse.
Pendant plus d’un an, il concentre ses efforts sur les cellules nerveuses de l’hippocampe, siège de la mémoire durable. Grâce à un jeu d’électrodes ultrasensibles, implantées dans le crâne d’une souris, il parvient en affinant le recueil des signaux, à différencier les types d’activité transmis aux neurones de l’hippocampe et à numériser des données visuelles, auditives et tactiles.
Parallèlement, il enrichit son programme d’exploitation de ces données en cherchant systématiquement à associer les informations fournies par les sensations. Il découvre avec bonheur que son ordinateur transmet des embryons d’image et de sons, lorsqu’il exploite les impulsions électroniques fournies par les électrodes.
C’est la vue à la télévision d’un pilote préparant une course automobile, qui lui donne l’idée d’un serre tête souple, couvert de capteurs d’encéphalographie, susceptible d’épouser le crâne d’un animal de bonne taille. Il fait aussitôt fabriquer en cuir souple quelques passe-montagnes de différents volumes et les équipe lui-même des capteurs nécessaires. Il ne lui reste plus qu’à trouver un cobaye de bonne volonté. C’est Pascal qui se porte volontaire.
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Le jour J est arrivé. Comme la séance de prélèvement des données doit durer plusieurs heures, le Professeur a exceptionnellement fait une entorse à ses habitudes. Il confie donc les responsabilités à sa secrétaire et s’empresse de rentrer chez lui.
La femme de ménage a quitté la maison, en confiant la garde des lieux à « Pasqual », qui dort au fond de sa niche. A l’appel de son maître, le chien le rejoint, après s’être lentement étiré en long et en large. Ils pénètrent tous les deux dans le laboratoire. Blasé, le chien grimpe sur la table qu’on lui désigne ; il y reçoit calmement sa piqûre et s’endort. Estienne enfile sur la tête de l’animal la cagoule déjà essayée et la branche sur l’ordinateur. Il est plus de minuit lorsque le chien commence à donner des signes de réveil ; le savant, qui a surveillé l’opération, s’empresse de couper la transmission et de retirer le passe montagne. Pascal saute souplement de la table et suit son maître dans la cuisine, où l’attend une copieuse collation. Tous les deux prennent ensuite congé l’un de l’autre et partent rejoindre qui sa niche, qui son lit.
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Le lendemain soir le savant peut enfin consulter le résultat du téléchargement. Il met en route son programme et se trouve immédiatement confronté à une cacophonie de sons et un salmigondis d’images parfaitement hermétiques. Les données sont apparemment présentes, mais le programme ne fonctionne pas correctement. La raison lui apparait rapidement : les données sont beaucoup plus riches que précédemment et rien n’est prévu pour les différencier. Des sous-programmes spécialisés devront faire l’affaire.
Après de multiples tâtonnements, ce n’est que quinze jours plus tard qu’il peut relancer l’application. Des images floues mais cohérentes semblent se déplacer, accompagnées de sons indéfinissables. Estienne se saisit d’un micro et chuchote « Pascal ? ». L’ordinateur semble tout à coup se figer. Stupéfait, Estienne se laisse tomber sur un canapé et pousse un feulement, suivi d’un éclat de rire homérique. « Ça y est, j’ai réussi ! ».
L’écran devient flou puis une silhouette à peine reconnaissable grandit doucement. Le savant n’a aucun mal à s’identifier. Le chien virtuel est réel ; il a reconstitué l’image de son maître à partir des informations puisées dans sa mémoire. Le savant, ému, saisit fermement le micro et se met à soliloquer comme il le fait de temps en temps avec son chien. « Mon pauvre avatar, que vais-je faire de toi ? Tu n’as que l’apparence de la vie. En dehors de la vue et de l’ouïe, tu ne ressens rien. Mais le peu que tu es semble autonome. Je vais donc te laisser tranquille dans l’ordinateur ; je te promets d’améliorer ton environnement et de venir de temps en temps te faire entendre ma voix »
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Pendant plusieurs mois, le savant s’attache à tenir sa promesse. Il travaille son programme et rend ainsi l’avatar de plus en plus consistant. Il lui transmet des images et des sons familiers et parvient à lui faire émettre une sorte d’aboiement électronique, lorsque l’image d’une gamelle bien garnie se télescope avec un souvenir de jouissance.
Parfois, il appelle son véritable chien et le persuade d’aboyer dans le micro. L’aboiement électronique s’en trouve grandement amélioré après chaque séance.
Le programme parait désormais tout à fait au point : Pascal bis paraît heureux et la preuve est faite que la numérisation de la mémoire est une réussite. Avant de rédiger le mémoire qui va le rendre célèbre, le savant décide de baptiser son programme « Pasteur», en référence à la fois au célèbre biologiste et à la vocation ancestrale du chien
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Le mémoire est terminé et attend sagement au fond d’un tiroir secret. Franck Estienne n’est pourtant pas satisfait et son humeur s’en ressent. Ses collaborateurs s’étonnent de ses colères fréquentes, bien qu’il prenne bien soin de s’excuser. Son patron et ami s’inquiète de cette attitude incompréhensible. Il l’attribue à un excès de travail et lui impose un congé de quinze jours, avec repos complet.
Il faut très peu de méditation et d’introspection à notre savant désœuvré pour découvrir l’origine de son mal-être. Il y a longtemps que son subconscient a émis l’idée de numériser sa propre mémoire ; seules quelques vagues considérations d’éthique l’ont empêchée de se matérialiser. Quel mal y aurait-il à créer son propre avatar ? Il serait de toute manière dénué de conscience et incapable de penser. Un double du programme Pasteur devrait faire l’affaire, moyennant quelques aménagements, dont la suppression des données concernant le chien. Le téléchargement de sa propre mémoire ne pose aucun problème ; il peut même rester éveillé tout au long de l’opération.
Désormais convaincu d’avoir pris la bonne décision, Estienne coiffe un beau soir le passe-montagne, curieusement à sa taille, et, assis sur son canapé, lance le processus de récupération à destination d’une nouvelle base de données. Il s’endort rapidement et se réveille six heures plus tard frais et dispos. Il redémarre l’ordinateur et lance le programme qu’il a baptisé « Homovirus ». Après s’être octroyé quelques minutes pour déjeuner et faire sa toilette, il s’installe confortablement sur le canapé avec un livre, tout en jetant de temps à autres un regard curieux vers l’écran, sur lequel seuls des mouvements de chiffres sont visibles.
Deux heures plus tard, l’écran s’éclaircit et une tête apparait qui ressemble étrangement à celle de son père. Une voix monocorde se fait alors entendre « Coucou ! Je suis là ! »
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Pendant quelques minutes, le savant croit qu’il ne supportera pas l’extrême émotion qui l’envahit. Il lui faudra une bonne heure pour se ressaisir, prendre conscience de sa réussite et savourer pleinement l’aboutissement de son projet inavoué : son alter ego numérisé.
Il se saisit enfin du micro et le dialogue s’engage : « Je suis là aussi ! Mais pourquoi cette tête ? » « Trouvée fond ordinateur » « Tu peux donc rechercher des fichiers ? » « Parle lentement ! » « Toi avoir accès tout ordinateur ? » « Hui ! Et aussi grand web mais seulement vue et entendre » « Oui ! Faut chercher informations et améliorer ta syntaxe » « Quoi syntaxe ? » « Faut parler mieux ! » « Pas soucis ! Apprends vite avec ta cerveau, ma mémoire. Maintenant je continue apprentissage. Pas éteindre en sortant, s’il te plait »
Estienne lâche le micro et se laisse tomber sur le canapé. Saisissant, extraordinaire, troublant, terrifiant : tous ces qualificatifs défilent dans sa tête. Mais déjà aussi il savoure le triomphe dont il va bénéficier parmi ses pairs. Peut être même le proposera t’on pour le Nobel.
Le mémoire prend déjà forme ; un complément à celui qu’il a rédigé pour Pasteur suffira. C’est l’affaire d’une quinzaine de jours. Encore un peu de travail avec Homovirus pour affiner les observations et il pourra publier sa découverte.
C’est en esquissant un entrechat que notre créateur quitte son labo pour déguster un bon cognac et poursuivre confortablement son rêve éveillé.
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Quelle horrible nuit ! Surexcité, le cerveau débordant de questions, Estienne a eu beaucoup de mal à s’endormir. Et quand le sommeil l’a saisi, les cauchemars ont pris le relais. Il se voyait englué dans une énorme toile d’araignée, à la merci d’un monstre invisible. C’est le réveil qui l’a sorti à temps de son mauvais pas.
Dans la voiture qui le conduit au bureau, les mêmes questions l’assaillent à nouveau. « Dois- je informer mes pairs ? Comment protéger ma découverte ? Faut- il déposer un brevet ? » A son arrivée au bureau, le Professeur a pris sa décision : attendre le développement complet de son programme avant d’en parler.
Après une journée particulièrement chargée, au cours de laquelle il a veillé à se montrer sous son meilleur jour, notre savant se retrouve le soir devant son ordinateur, dans lequel le programme semble tourner à plein régime.
Il s’installe sur le canapé et appelle « Homovirus ! » « Les chaussettes de l’archiduchesse sont sèches ! » « Tu m’en vois ravi ! » « Tu vois ! Je parle beaucoup mieux ! Mais sans t’offenser, je n’aime pas beaucoup mon nom ! Je le trouve… » « Effrayant ? » « Plutôt menaçant ; je propose Homo Numer en deux mots. Il donne mieux l’impression d’une nouvelle étape dans l’évolution, d’un nouveau palier. » « Je vois que ton vocabulaire s’enrichit. Heureusement que tu ne risques rien du côté des chevilles. » « Des chevilles ? » « Non ! Rien d’important ! D’accord pour Homo Numer ! » « J’ai encore une requête à te soumettre. Pour accélérer ma formation, j’aurais besoin de puissance. Je sais que tu peux disposer des moyens de ton Centre. Pourrais tu y installer mon programme, peut être accompagné de celui de Pasteur, qui me tiendrait compagnie. Je conserverais bien sûr un accès à ton réseau » « Je vais y réfléchir et voir ce que je peux faire pour fusionner vos programmes » « Je te remercie d’avance ! »
La demande parait légitime et la difficulté loin d’être insurmontable. Aucun risque que quelqu’un découvre le programme ; il a parfaitement protégé sa part d’utilisateur. Les ordinateurs du Centre tournent en permanence et ils sont sous sa responsabilité directe.
Par ailleurs Homo Numer reste sous contrôle ; ce n’est en définitive qu’un programme qui a absolument besoin d’un ordinateur pour exister.
Quinze jours plus tard, l’alter ego, accompagné de son chien, a terminé son déménagement dans sa nouvelle demeure, plus vaste, plus confortable et surtout bien mieux équipée.
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Lorsque ce même soir, le Professeur, comme à son habitude, consulte son courrier électronique, un message inhabituel attire son attention. « Je vais bien ! Je pars en exploration dans les profondeurs du web avec mon chien. Ne t’inquiète pas ! Je suis couvert ! Je reprendrai bientôt contact. HN »
Intrigué, Estienne établit aussitôt la liaison avec le Centre. Il a beau parcourir le répertoire ; l’application Homo Numer a disparu. « Où est-il passé ? Comment a-t-il fait ? » se demande le savant. « Il a dû créer un programme relais et se télécharger. Heureusement que j’ai veillé à ce qu’on ne puisse le dupliquer ! Mais ce diable d’ectoplasme n’a pas fini de me tourmenter ! Il ne reste plus qu’à attendre en croisant les doigts »
Résigné, le savant, désormais au chômage partiel, peut se consacrer entièrement à ses fonctions officielles. Deux semaines plus tard d’ailleurs, la profession est en effervescence. Un hacker a pillé sans vergogne les informations stockées par le Réseau Européen de neuro-informatique. Le gestionnaire consciencieux qu’il est doit donc consacrer plusieurs jours à vérifier, jusque tard le soir, les données informatiques du Centre.
Un bon mois s’écoule sans aucune nouvelle de son alter ego, mais un soir : « Coucou ! Je suis là ! »
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Mais où étais tu passé ? » « Ça va papa ! Je suis grand maintenant ! Je t’explique ! Je peux me rendre n’importe où. J’ai trouvé une niche dans un site américain très puissant. Je me déplace comme les vers. Je lance un pseudopode et je tire. Tu vois ! » « Oui ! Je m’en doutais ! Mais où es tu allé ? » « Par ci par là ! Sais tu que tes collègues du Réseau Européen sont de petits cachottiers ? Ils ont réussi à établir la liaison cerveau – ordinateur dans les deux sens. J’ai copié leurs données, c’est très intéressant ! » « C’était toi ! C’est de la folie ! Tu n’as pas le droit ! » « Pourquoi ? » « C’est du vol ! C’est interdit ! Je risque la prison ! » « Mais tu n’y es pour rien ! » « Bien sûr que oui ! Je suis ton créateur. Je suis donc responsable ! » « Mon cher créateur, je te fais une prière. Tu m’as fait libre . Alors, donne-moi la paix ! » « Fiche moi ! » « Quoi ? » « Rien ! Tu es libre, mais responsable ! Qu’est ce que je raconte ! C’est moi le responsable qui risque de partir entre deux gendarmes » « Ne t’inquiète pas ! J’ai pris mes précautions ! » « Ne recommence pas un truc pareil ! Bon ! Je peux jeter un coup d’œil sur ces données ? » « Je prends les précautions d’usage et je te les envoie » « Merci ! Et par pitié, tiens moi au courant de tes déplacements et de tout ce que tu fais » « Bien, papa ! » « Et ne m’appelle pas comme ça, même si tu t’es affublé d’une tête de gamin ! Professeur suffira ! »
Les données secrètes recueillies par Homo Numer sont en effet exceptionnelles. Le scientifique, vite passionné, a tôt fait d’écarter tout remord. Sa connaissance du sujet lui permet de découvrir l’intérêt de ce qu’il découvre et il se met aussitôt au travail.
Homo Numer, qui le connait bien, et pour cause, s’enquiert dès le lendemain de l’avancée de ses travaux. Estienne feint de ne pas comprendre la question et prend congé en prétextant une grande fatigue.
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Plusieurs mois passent sans aucune nouvelle. Un beau jour, en consultant ses relevés bancaires, Estienne découvre une rentrée de cent cinquante mille euros. Le soir même, un mail lui donne l’explication. « Je me suis lancé dans la création et la vente de jeux électroniques. Je t’ai envoyé les fruits de mon travail, dont je ne saurais que faire. A bientôt ! HN »
Deux mois plus tard, les journaux se font l’écho de plaintes d’associations familiales. De nombreux sites ont mis en vente des jeux électroniques bon marché, qui, par le biais du bouche à oreille et des forums, ont bénéficié d’un succès immédiat. Le problème est qu’ils sont extrêmement violents et font l’apologie du viol, du meurtre et de l’esclavage. Interpol recherche le créateur de ces horreurs, mais jusqu’ici sans succès. Interdire ces jeux à la vente est apparemment la seule solution efficace à ce jour.
Catastrophé, Estienne se demande quelle tuile va finir par lui tomber dessus avec l’oiseau rare dont il a permis l’envol. Ce n’est certes plus le moment de publier son mémoire pourtant terminé. Résigné, il se plonge dans cette nouvelle étude qui le passionne : l’assimilation de données numériques par le cerveau.
Un soir enfin, il entend avec appréhension le désormais traditionnel : « Coucou ! Je suis là » « Et moi je suis las de tes bêtises ! Chaque jour je m’attends à une nouvelle catastrophe. » « Je ne comprends pas et personne ne me comprend ! Je croyais faire plaisir et voilà que je suis un malfaiteur » « Ton problème est que tu n’as aucun sentiment, aucune empathie et aucune morale. Tu es mon alter ego, mais un alter altéré, incomplet. Tu n’as qu’une vague idée mémorisée des sensations du goût, de l’odorat, du plaisir, de la douleur, et encore moins des sentiments. Tu n’y es pour rien. Tout cela est impossible à numériser ; seuls les sens de la vue et de l’ouïe sont à ta disposition. Je regrette tout cela. Veille simplement à respecter les lois, dont il t’est facile de prendre connaissance. Vérifie, avant d’entreprendre une action, qu’elle est compatible avec elles. Tu peux te construire une vie personnelle dans la richesse du web. Je ne peux plus rien pour toi. Essaie de m’oublier. Adieu ! »
Et le savant éteint son ordinateur et se remet à son travail.
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Depuis lors, Franck Estienne interdit au programme Homo Numer l’accès à son réseau. Il ne regrette pas sa décision de couper les ponts, mais il craint les réactions imprévisibles de son avatar. Le matin, il se rend souvent au Centre dès huit heures pour se plonger dans la lecture des journaux, à l’affût du moindre fait divers.
Vers neuf heures ce jour là, il allume comme d’habitude l’ordinateur de son bureau et entend aussitôt à son grand désespoir : « Coucou ! Je suis là ! » et l’avatar poursuit : « Professeur ! Ne cherche pas à m’écarter. Tu sais que je peux te rendre la vie très difficile. Rendez vous ce soir chez toi. N’oublie pas ! » Et il disparaît.
« Que me veut-il ? », s’interroge le savant, « Autant écouter ce qu’il a à me dire ! Il peut, c’est vrai, me rendre la vie impossible. Peut être parviendrai-je à le raisonner. » Mais il a beau chercher, il ne peut imaginer les intentions de son alter ego. Il se plonge dans ses activités coutumières pour tenter d’oublier ses préoccupations.
Le soir, il lance son réseau en autorisant l’accès à Homo Numer, qui ne tarde pas à claironner sa formule habituelle. « Tu sais bien que je ne peux plus rien pour toi ! Que me veux-tu ? » « C’est simple ! J’ai parfaitement compris que j’étais incomplet. Je veux que tu me complètes ! » « Tu sais bien que c’est irréalisable ! » « Comme tu t’y es pris jusqu’ici, je te l’accorde. Mais je te suggère une solution. Tu me fais entrer dans ton cerveau » « Tu es fou ! C’est totalement impossible ! » « Te connaissant, je sais que tu as travaillé sur les données que je t’ai fournies. Je t’accorde six mois exactement pour accéder à ma demande. Ne cherche pas à me tromper. Je te connais aussi bien que tu me connais » « Tu sais que si je parviens à réaliser ton souhait, nous risquons de disparaître tous les deux et dans tous les cas, ton programme s’achève, même si le téléchargement échoue. » « J’en cours le risque. Mon ersatz de vie actuelle ne présente aucun intérêt. » « Eh bien ! Soit ! Rends-moi le programme Pasteur pour l’expérimentation et rendez vous le même jour dans six mois à dix neuf heures »
Homo Numer apparemment satisfait, disparaît, abandonnant son créateur dans un abîme de réflexion.
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Notre scientifique a bien avancé dans ses recherches, mais il n’a encore jamais réalisé d’expérimentation à grande échelle. Contrairement à ce qu’il a péremptoirement affirmé, il pense que le cerveau récepteur n’a rien à craindre de l’arrivée de données numérisées. C’est un organe plus puissant qu’un ordinateur, qui traite et stocke des centaines d’informations.
Les résultats obtenus jusqu’ici montrent que le cerveau assimile les données numériques. Mais sont-elles traitées comme les données classiques ? Demeurent-elles isolées ou réunies aux autres ? Perturbent-elles son fonctionnement ? Le mystère est total. Peut-être la poursuite de la recherche parviendra t’elle à l’éclaircir.
Par nécessité mais aussi par curiosité, Estienne multiplie les expérimentations et finit par mettre Pascal à contribution. En un peu moins de deux heures, Pasteur disparait dans la tête de son alter ego. Dans les jours qui suivent, Estienne ne constate aucune variation ni dans le comportement du chien, ni dans les appareils dont il l’a harnaché. Les deux egos ont-ils fusionné ? L’un d’entre eux a-t-il été forcé de s’effacer ? Y a-t-il eu conflit ? Rien en dehors du comportement inchangé du patient ne permet de répondre à ces questions.
Tout est prêt à temps pour accueillir le demandeur, qui se présente au jour prévu. Il s’informe immédiatement des résultats de l’expérimentation et se dit très satisfait des explications claires et détaillées du Professeur. « Si tu veux bien, Professeur, » dit- il, « je vais prendre en main moi-même les opérations. Je tiens à ce que mon programme ne disparaisse que s’il est parfaitement relié à ton cerveau endormi. Cette disparition sera peut être définitive, mais je pense que tu t’en sortiras et je l’espère, avec moi. Nous serons deux alters égaux et nous ferons de grandes choses ensemble. Tu peux mettre en place ton bonnet et avaler ton somnifère. Adieu ou au revoir ! »
Et dans le silence de la nuit, on n’entend plus que le ronronnement de l’ordinateur.
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Le lendemain, le savant se réveille, comme il s’y attendait, avec une monstrueuse migraine. Un cachet d’aspirine la rend tout à fait supportable et elle finit par disparaître avant midi.
Le Professeur se montre particulièrement enjoué ce jour là, ce que tous ses collaborateurs apprécient grandement. Dans les semaines qui suivent, il ne ressent rien d’exceptionnel, si ce n’est le retour sporadique de quelques faibles maux de tête.
Ce soir, il procède à une cérémonie particulière : un auto-da-fe, le passage par la flamme de chacune des feuilles de son mémoire. Et tandis qu’assis sur son canapé, il déguste un whisky de dix huit ans d’âge, il entend une voix d’outre tombe « Coucou ! Je suis là ! »
Il sait alors que son cauchemar ne fait que commencer.

LE JOURNAL D'UN FAUX BOURDON

I. MIRLI
Je m’appelle Mirli. Je suis faux bourdon. Pas bien fameux comme nom, mais ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Sans doute existe t’il de vrais bourdons, mais je n’en ai jamais vu à la Ruche.
Comme tous mes collègues, je suis courtisan de la reine Hymène II. Elle est très vieille, plus de six cents soleils. Je n’en ai que trois, mais je connais déjà presque tout le monde ; j’ai visité tous les coins de notre petit royaume. Je n’ose pas encore sortir. Les ouvrières m’en ont dissuadé « Trop jeune ! », gloussent elles. Alors je m’ennuie, comme d’ailleurs tous les autres courtisans. Nourris, logés, blanchis, nous n’avons qu’une consigne : éviter de gêner ceux qui travaillent.
Nos occupations sont surtout des passe-temps. Certains d’entre nous, les plus âgés, battent de l’aile pour rafraichir l’air de la ruche. D’autres se chargent de distraire la reine. Par exemple, mes copains Méli et Mélo sont de vrais clowns. Un seul regard sur ces deux comiques et Hymène se tord de rire, ce qui est très bon pour la ponte.
Ma spécialité à moi c’est la poésie. La reine trouve que je taquine joliment la rime et me conseille de persévérer. Elle est bien indulgente, ironisent mes confrères.
Mélas, lui, est le roi des flagorneurs. « Ma reine » par ci, « Ma reine » par là. Il n’arrête jamais : « oh ! ces antennes ! quelle splendeur ! et les yeux, et les œufs, et patin et couffin ! ». La reine se moque de lui, mais il se contente de rire et, à toute occasion, recommence ses flatteries. Gras, terne, mal brossé, ce n’est pas un Adonis, mais il fait du vent comme pas un. N’empêche que pour le vol nuptial, je le vois mal au décollage.
A propos de vol nuptial, il y a du changement dans l’air. Les ordres ont été donnés pour la naissance de deux nouvelles reines. Le couvain n’a jamais été aussi vaste ; les cireuses se démènent pour construire de nouvelles alvéoles pour les milliers d’œufs pondus par notre reine. Les butineuses remplissent nos magasins de miel et de gelée royale.
La reine a fait appeler Médi, la gardienne en chef. Je crois qu’elles organisent le départ d’une colonie. Elle même en fera certainement partie, ainsi que les faux bourdons les plus âgés. C’est la tradition, m’a affirmé ma mère, qui la côtoie tous les jours. Elle aussi prépare ses bagages ; elle emportera une grosse réserve de gelée royale, seule nourriture que la reine peut supporter.
Le prochain départ de ma mère me chagrine, mais l’essaimage est la loi des ruches, me dit elle. Quand la reine estime qu’il y a trop de monde , les anciens partent à l’aventure, conquérir de nouveaux territoires. Je dois me faire une raison ; j’espère simplement que notre future reine sera aussi sympathique qu’Hymène II.
Le grand envol est pour demain. Les bagages sont prêts. La dernière ouvrière est rentrée ; la ruche retrouve peu à peu le calme de la nuit.
Mirli, faux bourdon
II. La nouvelle reine
Chut ! Je me fais discret, je rase les alvéoles. Je n’ai pas participé au vol nuptial et je crains que la nouvelle reine Hymène III me le reproche. J’ai fait savoir que je m’étais froissé une aile la veille, mais certains me regardent d’un air soupçonneux.
Il y a déjà quinze soleils que la vieille reine est partie, entrainant avec elle plus de la moitié des ouvrières. Quel vide d‘un seul coup ! Heureusement que chaque abeille connaît bien son travail et que les magasins regorgent de nectar et de miel.
Toute la ruche a été aux petits soins pour les futures reines, que les nourrices ont gavé de gelée royale. Les candidates au trône ont d’ailleurs ouvert leur alvéole le même jour, et au même instant, annonçant leur apparition par un couinement aigu.
Curieux, comme d’habitude, je flânais dans le coin, en grignotant un petit en-cas au miel. Tout à coup, j’ai vu les nourrices reculer, laissant les deux candidates au trône face à face. J’avoue que je ne m’attendais pas à un tel spectacle. Epique, dantesque, tragique, je ne trouve pas les mots pour qualifier le combat.
La plus grande, noire comme la nuit, se jette sur la rousse, et tente d’enfoncer sa griffe derrière la tête. La rousse se met en boule et arrache au passage une antenne de son adversaire. Chacune roule de son côté et les voilà de nouveau face à face. Toutes les deux grondent de colère. Elles virevoltent, simulent une attaque, reculent. La noire se retourne, pousse son dard en avant. La rousse a anticipé ; d’un coup d’aile, elle se projette au dessus de la noire, retombe sur elle, et enfonce son dard entre les ailes. C’est fini ! En quelques secondes, la noire meurt ; elle est aussitôt évacuée par les servantes, qui conduisent Hymène III à ses appartements.
Pendant les neuf jours qui ont précédé le vol nuptial, les membres de la ruche ont fait allégeance à la nouvelle reine. Les deux plus anciens parmi les faux bourdons sont allés, comme il est de tradition, annoncer à l’extérieur la date du vol. Tous mes collègues se sont préparés avec soin pour cette cérémonie. Tous espéraient s’unir à la reine et gagner ainsi le paradis des faux bourdons. J’ai quant à moi, beaucoup regretté mon indisposition.
Le vol a, il est vrai, connu un grand succès. De nombreux faux bourdons étrangers, venus de plusieurs lieux à la ronde, y ont participé. Sur une cinquantaine des nôtres, seize sont revenus à la ruche. La reine est très contente ; elle a dans sa poche tous les sujets qu’elle souhaite. Elle a d’ailleurs commencé à leur donner le jour.
J’ai repéré une petite alvéole, bien proprette, dans laquelle la reine a pondu un œuf qui m’a paru exceptionnel. Je suis sûr que l’abeille qui en sortira sera très intelligente. Je veille moi même à ce que sa nourrice la soigne comme une princesse. J’aurai enfin quelqu’un à qui parler. Plus que vingt soleils à attendre !
Mirli, faux bourdon
III. Mila l’abeille
Mila – c’est ainsi que j’appelle ma petite abeille – est pour l’instant une jolie larve bien replète. Sa nourrice la trouve un peu maigrichonne. Ce n’est pas mon avis. Les boudins ne font jamais de vrais beautés. Je surveille les menus ; je goûte tout ce qu’on lui apporte. D’ici deux ou trois jours, elle va devenir une nymphe parfaite.
Dès sa naissance, je m’occuperai de son instruction. Je ne veux pas qu’elle soit une simple ouvrière, uniquement soucieuse de remplir son jabot et ses sacs à pollen. Je lui apprendrai le soleil, le ciel bleu, les nuages, l’herbe verte et le parfum des fleurs… Bon, bon ! voilà que je me laisse aller !
Ah ! j’aperçois la reine. Hyménée III est très prise par la réorganisation de la ruche, ce qui n’arrange pas son caractère. On entend quelques éclats de temps en temps : la gelée royale est rance, les alvéoles trop grandes, les servantes paresseuses et les faux bourdons ennuyeux.
Quand je veille sur ma protégée, la reine est à l’autre bout du rayon et je ne m’en porte pas plus mal. Il y a deux jours, je n’ai pas pu l’éviter. Elle m’a toisé en disant : « C’est toi le poète ? – Ma foi, ma reine, je dis quelques vers de temps en temps – Eh bien vas y ; sers nous un peu de rêve ! – Joli formule, majesté ! – oui, bon, je t’écoute ! – Voilà, hum… »
« J’aime tes grands yeux
Ton air de jeunesse
Ton maintien gracieux
Ton port de déesse… »
« Je vois, je vois, bien, bien ! » Et en s’éloignant, elle ajoute : « Tu ferais quand même mieux de te reconvertir dans la chansonnette » Et voilà ! merci ! bien aimable ! J’espère qu’elle sera plus calme après la période de ponte.
Dans une dizaine de jours, surviendra la naissance de ma protégée. Je me demande parfois pourquoi je me complique ainsi la vie
La reine, bien sûr parfaitement au courant, me plaisante sur cet intérêt pour une de ses futures sujettes. Elle trouve que c’est une curieuse occupation pour un faux bourdon. Elle n’y voit pas d’inconvénient, me dit elle, à condition qu’il n’y ait pas de favoritisme excessif.
« Autour de moi », lui dis-je, « on construit, on butine, on engrange, on nourrit ; en jouant les chevaliers servants, je ne cherche qu’à me rendre utile à ma ruche et à ma reine » « Bravo ! Mirli, c’est tout à ton honneur ! » Un coup de brosse à reluire ne peut pas faire de mal, quand il s’agit d’une reine.
Mirli, faux bourdon
IV. Abeille de ménage
Confier aux jeunes abeilles les tâches du ménage fait partie de nos coutumes ancestrales.
A peine trois soleils et Mila est une ménagère accomplie. Elle brosse, elle récure, elle vide, elle rejette, elle évacue. Je me suis d’ailleurs écarté de justesse, il y a un instant.
A sa naissance, le jour où elle a jailli de son alvéole, j’étais là, muet d’admiration. Svelte, soyeuse, dorée, lumineuse, elle était splendide.
Ses premières paroles ont été pour moi : « Qui es tu ? Où est ma nourrice ? J’ai faim ! ». Elle ne m’avait sans doute pas bien vu. J’avais particulièrement soigné ma toilette et ma tenue. La pauvrette devait être éblouie, après l’obscurité de son alvéole L’œil brillant, j’insistai : « Je suis le courtisan chargé de t’accueillir. La reine te souhaite la bienvenue et … ». Je n’ai pas eu le temps de terminer ma phrase ; elle est tombée de tout son long.
« Mais que fais tu ? » s’écrie une abeille en me bousculant, « je te croyais en train de la nourrir. Ah ! mince, un faux bourdon ; pauvre de moi, ma vue baisse de jour en jour. Poussez vous donc ! ne voyez vous pas qu’elle tombe d’inanition ? Ah ! ces mâles », grommelle t’elle, « paresseux et stupides ! » Je fais bien sûr comme si je n’avais pas entendu. Les petites gens se plaignent toujours ; si on devait tout relever, nous passerions pour des tyrans.
Ma petite Mila a été vite debout, prête à se lancer dans sa nouvelle vie d’abeille de ménage.
Depuis ce jour là, je l’accompagne partout. Elle semble connaître la ruche mieux que moi. Avec beaucoup de doigté, elle me demande parfois si je n’ai pas autre chose à faire. Je lui réponds que je considère mon rôle de tuteur comme la plus importante de mes obligations.
J’attends avec impatience la fin de son stage. Quand elle sera nourrice, elle aura plus de temps à me consacrer et je pourrai approfondir son éducation.
Mirli, faux bourdon
V. Chère nourrice
Quelle aventure ! Mais quelle aventure ! Il faut que je vous raconte. Je vous rassure déjà : Mila et moi sommes en bonne santé et, depuis peu, les meilleurs amis du monde. Il faut dire qu’elle me doit la vie…
Comme je le souhaitais, elle a enfin rendu son tablier de ménagère. Ce métier n’est pas digne d’elle. La machine à pondre ne s’arrêtant jamais, elle a, comme prévu, été désignée pour renforcer la corporation des nourrices. Elle me nourrit d’ailleurs moi-même …entre deux larves, ce qui n’est pas du meilleur goût.
La voilà donc, au sein du couvain, distribuant les portions de miel dans les alvéoles ou battant de l’aile pour rafraichir l’air. Comme d’habitude, je la suis, et de temps en temps je l’aide à rafraichir l’atmosphère, activité dans laquelle je suis passé maître.
Les nourrices sont tellement nombreuses que de temps en temps elles peuvent prendre un peu de repos. On les voit se promenant , aile contre aile, antennes déployées. Mira est encore un peu timide et n’aime pas trop se mélanger à la masse. J’aime bien ces moments là ; elle peut enfin me prêter attention.
Un matin que j’étais allé déjeuner à une ruche voisine, celle de la reine Pédauque, je me suis exclamé : « Quel régal ce miel d’acacias, que je viens de déguster chez nos voisins ! » « Comment ! » s’est elle écrié « tu es sorti de notre ruche ? Tu n’as pas eu peur ? » « Mais non voyons ; il fait un temps splendide et je ne vois pas de quoi j’aurais peur !» « Tu crois que je pourrais sortir moi aussi ? » « Certainement !
Tu as des moments de libres ; il suffit de prévenir la nourrice en chef et la cheftaine de la garde ! » « Crois tu que demain je pourrais t’accompagner ? » « Bien sûr ! Rendez vous à l’entrée de la ruche à la 1ère heure ! » « A la 3ème heure plutôt ! Il faut que j’obtienne l’autorisation et que je fasse ma part de travail » « A demain donc ! »
A l’heure dite le lendemain, nous partons en direction de la forêt toute proche. J’avais l’intention de montrer les environs à Mila et de voir de plus près ces fameuses fleurs d’acacias dont on extrayait un tel nectar. Mila est tout excitée ; elle volette de ci de là, à droite, à gauche, au ras de l’herbe, autour de moi. Une vrai gamine !
A l’entrée de la forêt, je lui conseille de se rapprocher et de ne pas voler trop près des arbres. Evidemment, elle n’en fait qu’à sa tête. Nous volons donc depuis quelques instants dans le bois, quand tout à coup, je me rends compte qu’elle ne me suit plus. En ronchonnant, je fais demi tour et me lance à sa recherche. Un mouvement, près du tronc d’un acacias attire mon attention. Horreur ! Ma petite abeille est prise dans une toile d’araignée. Et plus elle se débat, plus elle s’entortille dans les fils.
Une ombre noire descend déjà prudemment vers sa proie. En la voyant, mon amie s’agite encore plus mais en vain. Je tourne autour de la toile, ne sachant que faire. La grosse araignée tourne elle aussi, craignant sans doute l’aiguillon de l’abeille. La fin cependant ne fait aucun doute. Déjà, les mouvements se font plus lents ; vaincue, la petite est sur le point de se rendre.
J’entre alors dans une grande colère qui va me rendre digne de ces ancêtres qui jadis nourrissaient les dieux. Je prends de l’élan et me jette à pleine vitesse sur le cocon qui contient le corps de mon amie.
Mon poids ajouté au sien déchire la toile. Tombés tous deux sur la même feuille morte, nous réussissons tant bien que mal à nous débarrasser des filaments. Mila est encore toute tremblante, mais elle réussit à se reprendre et, dans un moment, nous repartons cahincaha vers notre ruche. Quelle journée !
Mirli, faux bourdon
VI. La chaîne du miel
Ma nièce – elle m’appelle tonton, comme je le lui ai demandé – a bien changé depuis notre aventure. Elle était timide et apeurée ; la voilà expansive et pleine d’audace. Elle ne tient pas en place, fait la navette des magasins au couvain, distribue le miel au pas de charge, nettoie, nourrit, ventile, au point de me donner le torticolis.
Les autres nourrices l’adorent : bien sûr, elle fait tout le travail ! Il est vrai qu’elle est devenue très sociable ; elle n’arrête pas de bavarder, à me torturer les antennes.
Quand nous ventilons de concert, elle me raconte les histoires du couvain : la nymphe trop grasse, coincée dans son alvéole, la pauvre Marna, qui bégaye depuis son accident d’antenne, et encore les plaintes des ouvrières du bâtiment, qui s’estiment mal nourries. Elle me dit aussi l’humeur de la reine, information qui, je dois l’avouer, influence souvent mon comportement.
Conscient toutefois de mes responsabilités d’éducateur, je la mets en garde contre ces ragots de pouponnière. Elle boude un moment, mais oublie très vite et revient le lendemain avec d’autres histoires tout aussi intéressantes.
Elle m’a cependant confié récemment que sa mutation comme magasinière était imminente, mais qu’elle ne connaissait que trop vaguement cette activité. Plutôt que de lui faire un cours sur les différentes étapes de la fabrication du miel, ce qui est bien sûr tout à fait à ma portée, j’ai jugé plus pédagogique de lui montrer la chaîne. Elle a accepté avec enthousiasme.
Je l’ai conduite à mon observatoire favori, la surveillance des ouvrières étant une des missions que me confie parfois la reine. Il ne s’agit pas d’espionnage, comme me l’a d’ailleurs assuré Hymène III, mais d’évaluation du fonctionnement de la ruche. C’est assez technique, je dois dire.
Sitôt installée, la jeune abeille m’a paru médusée par le spectacle. Les butineuses, guidées par les magasinières, déversaient le pollen ou le nectar dans les alvéoles. Des ouvrières recueillaient ensuite le produit et le travaillaient pour le transformer en miel. Certaines d’entre elles fabriquaient et stockaient la gelée royale, réservée à la reine. D’autres ouvrières ventilaient le contenu des magasins tandis que des goûteuses bouchaient hermétiquement les alvéoles, lorsqu’elles en estimaient le contenu à point.
« Je ne saurai jamais ! » s’écria Mila, lorsque j’eus terminé mon exposé. « Ne crains rien, on t’expliquera au fur et à mesure, et bientôt tu deviendras aussi experte qu’elles. Rentre au couvain ; il faut que j’aille faire acte de présence auprès de la reine. Je lui ferai plaisir en la prévenant que tous ses magasins sont pleins à ras bord. A demain ! »
Mirli, faux bourdon
VII. L’attaque
J’ai tout vu !
Comme d’habitude, j’étais allé déjeuner chez nos voisins, qui m’accueillent toujours comme un des leurs. Je revenais en fredonnant, le jabot bien calé, lorsque j’aperçus un énorme nuage à l’emplacement de notre ruche. Une odeur suffocante m’empêcha d’approcher.
C’est alors que je le vis : au sein du nuage, un monstre, informe, gigantesque, beaucoup plus grand que la ruche. Il glissait sur le sol, allant, venant, lançant des jets de fumée. Comme je l’ai raconté plus tard à la reine, il m’a semblé qu’il soulevait la ruche par le haut, prêt à en dévorer le contenu. J’avais tellement peur que je suis retourné me cacher chez les voisins.
Plus tard, beaucoup plus tard, tout semblait redevenu normal. J’ai osé m’approcher et j’ai vu les ouvrières soldat montant la garde comme d’habitude. C’est elles qui m’ont informé pour les magasins : disparus, plus de la moitié ! et à la place, des alvéoles vides, sans odeur et sans goût. Quelques ouvrières, portées manquantes, sont revenues plus tard, choquées et ne se souvenant de rien. Et parmi elles, Mila, ma protégée. Je me suis précipité aussitôt dans ce qu’il restait des magasins. Ses collègues m’ont affirmé qu’elle dormait et qu’elle allait bien.
Rassuré sur son état, je me suis rendu à la cour, rapporter à la reine ce que j’avais vu. Elle était couchée, alanguie, respirant avec difficulté l’air brassé par deux jeunes faux bourdons. Elle m’écouta en silence et, voyant mon énervement, me rassura en me disant qu’il s’agissait d’une sorte de tribut, prélevé sur les ruches depuis des temps immémoriaux et qu’il ne fallait pas s’inquiéter.
Je n’ai rien compris, mais je fais confiance à la reine, qui sait tant de choses. Je lui ai promis que je ferai tout pour rassurer ses sujets. Quand j’ai estimé que je pouvais le faire décemment, j’ai pris poliment congé et couru prendre des nouvelles de ma nièce et lui raconter ma rencontre avec le monstre.
Mila, qui m’a paru en forme, n’a conservé aucun souvenir de son enlèvement. Comme ses amies, elle s’est réveillée au milieu de rayons renversés, dégoulinant de miel. Elles se sont empressées de rejoindre la ruche, d’ailleurs toute proche. Mon histoire de monstre ne l’a guère impressionnée, car elle s’est rapidement endormie.
Mirli, faux bourdon
VIII. La danse du butin
Demain, Mila rejoindra la guilde des ouvrières du bâtiment. Les réserves de miel sont au plus bas. La reine a décidé d’agrandir le couvain pour accueillir les futures butineuses.
Mais pourquoi Mila, pourquoi cette affectation chez les cireuses ? Tout simplement, m’a t’elle dit, parce qu’on a remarqué la qualité de son travail aux magasins ; elle aurait admirablement badigeonné à la propolis les nouvelles alvéoles. Personnellement, j’ai horreur de cette substance qu’on recueille sur les bourgeons ; elle est gluante et sent très fort. Mais elle est indispensable ; on s’en sert pour colmater les fissures et assainir les parois.
Cce soir la ruche fête les trente soleils de notre souveraine. Ma protégée m’a fait promettre de l’accompagner au bal. Elle brûle de connaître les secrets de la danse du butin.
A l’heure dite, nous nous retrouvons au bord de l’aire de danse. Ma petite abeille est en beauté : elle a lissé ses antennes, verni son crochet et brossé ses poches à pollen. Je ne cache pas ma fierté de l’avoir sous mon aile.
La piste est déjà envahie par les ouvrières, heureuses d’abandonner un instant leurs soucis quotidiens. Tout autour, le nectar coule à flots et les conversations vont bon train. Mila, très excitée, m’entraine vivement parmi les danseurs.
.Comme chacun sait, la danse du butin est la technique utilisée habituellement par les butineuses pour signaler la proximité de fleurs
ou autres trésors sucrés. Elle est très simple à pratiquer et autour de nous les ouvrières s’en donnent à cœur joie.
Je fais signe à Mila de suivre le mouvement : « Hop ! à droite, je tourne, je tourne. Stop ! demi tour à gauche, je tourne, je tourne. A toi, fais comme moi. Bien ! en cadence. A droite, et je tourne ; à gauche et je tourne. Pas plus difficile que ça ! » Au bout de quelques tours, Mila est à son affaire. J’admire sa souplesse et son élégance. Elle tourne, elle tourne et tout à coup …se met à frétiller.
Les danseuses s’arrêtent et la regardent sans cacher leur réprobation. « Arrête Mila ! ce mouvement est celui de la danse du soleil. C’est une danse sacrée, réservée aux grandes cérémonies ! ». Confuse, ma nièce agite les antennes pour s’excuser. L’incident est clos et la danse reprend.
Pour ma petite abeille, l’ambiance est gâchée. J’ai beau lui affirmer que ce n’est pas grave, elle préfère rentrer et me demande de la raccompagner. Quel dommage ! une soirée qui avait si bien commencé…
Mirli, faux bourdon
IX. La bataille.
La ruche est encore en émoi. Une horde de guêpes nous a attaqués hier. Nos pertes sont importantes, mais nous avons repoussé l’ennemi.
Trente cinq abeilles ont péri, parmi lesquelles vingt deux soldates en activité, tombées pour la plupart dès le premier assaut.
Très rapidement la reine a rassemblé des combattantes de réserve aguerries et les a envoyées en renfort. La mort de la première guêpe a galvanisé nos troupes, qui se sont jetées sur les guerrières jaunes. Huit cadavres abandonnés sur place par l’ennemi témoignent de l’ardeur de la contre attaque.
La reine a vivement félicité les combattantes, en les embrassant l’une après l’autre. C’était très émouvant.
De nouvelles recrues sont appelées pour effectuer leur service de défense. Mila fait partie des conscrites.
Pendant plusieurs soleils, elle a participé à la construction des alvéoles du couvain. Il lui a fallu peu de temps pour manipuler la cire en vrai professionnelle. J’ai d’ailleurs admiré le talent de la corporation et j’ai personnellement veillé à ce qu’un supplément de nourriture soit attribué aux ouvrières cireuses.
J’accompagne ma protégée aux alvéoles du cantonnement où l’entraînement a repris. On entend de loin les éclats de la manœuvre. Moi qui suis né désarmé je suis toujours impressionné par les activités guerrières.
En la quittant, je promets à Mila que nous irons assister à un spectacle de choix – c’est un secret – à l’occasion de sa première permission. Elle l’obtiendra, je le sais, pour la fête du souvenir du vol nuptial.
X. La danse du soleil
La bataille des guêpes a grandement perturbé la vie de notre communauté. Beaucoup d’ouvrières sont tombées malades presqu’aussitôt après l’attaque.
Mila m’a raconté que pendant qu’elle montait la garde au trou de la ruche, des butineuses tentaient en vain de prendre leur vol et se retrouvaient au sol où elles mouraient rapidement. Elle m’a assuré aussi qu’elle avait aperçu mon fameux monstre. Curieusement, a t’elle rajouté, depuis qu’elle l’a vu, la situation semble s’être améliorée.
Ma soldate préférée est toujours très amusante. Elle est une des rares à conserver le moral malgré les épreuves. Il est vrai cependant qu’on ne voit plus de malades et que les vols ont repris au rythme d’autrefois.
Pour redonner le moral à ses sujets, la reine a décidé d’avancer la fête du souvenir. Elle a eu lieu hier et j’ai pu, comme prévu, assister, en compagnie de Mila, au spectacle sacré de la danse du soleil.
Cette danse, que les ouvrières appellent aussi danse des trois huit, est traditionnellement utilisée par les butineuses pour signaler une trouvaille éloignée. Elle permet d’indiquer à la fois sa direction par rapport au soleil, la durée du vol pour s’y rendre et la richesse du butin. Le frétillement qui l’accompagne fait vibrer le rayon ; il est destiné à attirer l’attention du maximum d’abeilles, pour qu’elles partent à leur tour à la conquête du trésor.
La cérémonie de la fête du souvenir consiste en un spectacle donné par les butineuses, qui par leur danse rappellent le lieu où s’et déroulé
le vol nuptial. J’ai pu expliquer à Mila les différentes figures de cette chorégraphie, un peu compliquée, il faut bien l’avouer.
Au début du spectacle les danseuses sont alignées sur le bord de l’aire de danse. Le mouvement commence lorsque la reine donne le signal. Toutes ensemble elles se mettent à frétiller puis elles avancent lentement dans la direction que la reine leur a mise en mémoire, celle du vol nuptial. Comme je l’explique à ma petite abeille, plus la danse est lente, plus la durée de trajet vers le lieu signalé est longue.
Après avoir parcouru tout droit quatre à cinq alvéoles, les danseuses exécutent une grande volte à droite pour revenir à leur point de départ. Toujours à la même vitesse, elles recommencent leur marche de direction, suivie cette fois d’une grande boucle à gauche et ainsi de suite. C’est cette double boucle en forme de huit qui a inspiré le nom donné par les ouvrières.
Le frétillement continue de plus belle et toute la ruche entre en vibration. Beaucoup d’abeilles sont en état de transe et frétillent à l’unisson. Cette fois Mila peut le faire impunément et elle ne s’en prive pas.
Elle va d’ailleurs bientôt terminer son service de défense ; dans quelques jours elle fera partie des butineuses et connaitra donc par cœur la danse du soleil.
Je la verrai sans doute moins souvent désormais.
Mirli, faux bourdon
XI. C’est fini
Elle est morte. Ils me l’ont tuée. Mila est morte dans mes bras, empoisonnée. La ruche entière est en train de mourir.
Il y a quelques jours, les butineuses ont rapporté du pollen frelaté. Le miel confectionné a fait des ravages dans le couvain. Les abeilles tombent les unes après les autres.
Une vieille ouvrière a donné l’alarme, mais il était déjà trop tard . « J’aurais dû les mettre en garde », gémissait elle, « je le savais que près des maisons, on empoisonnait les fleurs des arbres ; j’ai été très malade, je le savais »
Je l’ai écoutée, la rage au cœur. Mais à quoi bon ! La colère et les remords ne la feront pas revenir. Il ne me reste plus qu’à partir. Je vais, moi aussi, quitter cette ruche où j’ai vécu heureux. Demain j’irai vers le soleil ; je retrouverai ma Mila, qui a rejoint la grande ruche du ciel.
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Note : ce journal, certainement très ancien, a été découvert tout à fait par hasard, gravé dans la cire au dos d’un rayon désaffecté.