Lacroutz d'Orion

Lacroutz d'Orion
La maison de Lacroutz

mercredi 15 juillet 2015

LACROUTZ D'ORION

Il a beaucoup plu ces jours derniers dans la région d’Orthez. De gros nuages noirs sillonnent encore le ciel, tandis que les eaux coléreuses du gave chargent furieusement les piles du nouveau pont. On rapporte même que par endroits, le torrent a débordé de son lit et emporté plusieurs moutons.
Nous sommes en l’an de grâce 1372. Gaston III de Foix Béarn, connu en maints pays sous le nom de Gaston Fébus, règne sur le Béarn depuis vingt neuf ans. Homme de guerre réputé et craint, il a combattu les infidèles avec les chevaliers teutoniques et vaincu le comte d’Armagnac, un puissant voisin qui convoitait ses terres.
Fin diplomate, il réussit à garantir la neutralité de sa vicomté en profitant de la rivalité entre le roi de France, dont il est le vassal pour ses terres de Foix, et le Roi d’Angleterre, maître de l’Aquitaine et son suzerain pour le Béarn. Il contraint même le Prince noir, fils du Roi d’Angleterre, à négocier son passage en Béarn pour se rendre en Castille.
Fébus est aussi un administrateur et un constructeur. Il protège ses terres en les parsemant de châteaux et de places fortes. Pour la construction des charpentes, il fait même appel sous contrat aux talents des cagots, les malheureux parias de la région.
Mais Fébus a une passion : la chasse. Dans son « Livre de la chasse », considéré pendant plusieurs siècles comme un ouvrage de référence, il décrit les techniques pour la capture de gibier et l’entretien des chiens. Son chenil abrite d’ailleurs plus de six cents spécimens de toute race.
Aujourd’hui, malgré les menaces d’averses, Fébus a décidé de chasser le cerf. Il convoque son grand veneur, lui ordonne de réunir un petit équipage et de l’attendre au village de l’Hôpital d’Orion. Lui même partira au devant, accompagné d’un apprenti veneur méritant ; il souhaite vérifier l’état de la construction de l’église d’Orion. Fébus apprécie particulièrement Orion pour la richesse de sa faune, mais aussi peut être pour son nom, homonyme de celui du grand chasseur mythologique.
Sous la pluie fine et pénétrante, le seigneur, enveloppé dans sa houppelande, chevauche perdu dans ses pensées, Le jeune apprenti de treize ans, fier d’avoir été choisi, suit de près, respectueux de son silence. Au bout d’une heure, les deux cavaliers découvrent l’inondation. Le Saleys a envahi les alentours de l’église de l’Hôpital d’Orion, interdisant tout passage. « Suis moi ! » dit le vicomte, « nous allons chercher un gué en amont ». Le ruisseau est large et le courant rapide. Les bords sont envahis par des broussailles au milieu desquelles il est difficile, à cheval, de tracer un chemin. Le seigneur s’obstine pourtant et ils parviennent enfin à un rétrécissement du cours d’eau, que les chevaux pourront sauter sans grand élan. Au delà, les fourrés paraissent épais, mais il faut bien franchir l’obstacle. Le cheval du vicomte renâcle, mais le cavalier en a vu d’autres.
Ce qu’il n’a pas vu pourtant, c’est l’ourse qui nourrit son ourson derrière le fourré. Déjà le nez du fauve palpite, pressentant le danger. Lorsque le cheval du vicomte franchit le buisson, les griffes s’abattent sur sa croupe. Fou de douleur, l’animal se dresse brutalement sur ses postérieurs, jette à terre son cavalier surpris et s’enfuit au galop. Le fourré a amorti la chute du vicomte, mais les ronces l’empêchent de se relever. Le jeune apprenti, resté sur l’autre rive a bien du mal à maîtriser sa monture et ne peut donc lui venir en aide. Il regarde pétrifié l’ours se dresser sur ses pattes de derrière et s’approcher en grondant de son maître. Ce dernier, toujours à demi couché, tente de saisir sa dague, mais l’ours est déjà sur lui, bavant et rugissant, les griffes prêtes à déchiqueter. Le seigneur voit sa dernière heure venue et ferme les yeux pour une courte prière. Il entend alors l’énorme fracas de la chute du fauve et découvre en levant les yeux la flèche enfoncée dans son flanc.
« Pardonnez messire mon impudence », dit une voix tout près de lui, « je me suis permis d’occire le monstre dont l’attitude à votre égard m’a paru déplaisante ». « Je te remercie de m’avoir épargné cette peine », répond le vicomte en souriant. Devant lui, tendant une main secourable, se dresse un grand gaillard, tout vêtu de vert, coiffé d’une sorte de bonnet rond et plat, semblant aussi bien protéger les épaules que la tête. Avec cela un grand arc en bandoulière et un carquois bien garni, pendant sur la cuisse droite.
« Il me semble te connaître ; qui es tu donc ? » « On me nomme Lacroutz ; je suis domenger d’Orion ; j’étais un de vos archers à la bataille de Launac » « Dix ans déjà ! Je me souviens maintenant ; c’est toi qui as permis la capture du comte d’Armagnac en abattant son cheval » « C’est bien moi, monseigneur ! Vous m’avez accordé à Orion, la terre qui me confère la domenjadure »
Le jeune apprenti les rejoint alors, les yeux pleins de larmes. « Allons Arnaud, je ne suis pas mort ! Va donc à l’Hôpital attendre la chasse ; tu diras à maître Perguilhem de ne pas m’attendre, mais de rapporter un cerf à Orthez ; indique lui que je suis accompagné du domenger d’Orion. Et surtout pas un mot de notre aventure si tu tiens à tes oreilles » « Oui, monseigneur, mais vous n’avez plus de monture » ; « On m’en fournira ! ». Et s’adressant à Lacroutz, qui venait de capturer le petit ourson, réfugié auprès du cadavre de sa mère : « Ta demeure est elle éloignée ? « C’est à deux pas, à la sortie du bois de Bignotte ! J’étais à la recherche de quelques beaux futs, à fournir aux cagots ; vous leur avez confié la charpente de l’église, et ils y travaillent avec grand soin »
Le trajet se fait en silence. A la sortie du bois, le vicomte saisi par le magnifique spectacle se met à fredonner : « Ah ! ces montagnes qui tant hautes sont…» La belle voix de Lacroutz enchaine : « m’empêchent de voir où sont mes amours… ». Le vicomte éclate de rire : « Tu ferais un excellent courtisan ; tu as appris ma chanson et tu as certainement lu mon Livre de la chasse » « Bien sûr, Monseigneur ! Mais pour ce qui est du rôle de courtisan, je préfère grandement mes bois ». « Tu vas pourtant m’accompagner à la cour d’Orthez car j’ai une proposition à te faire que tu ne peux refuser. J’ai besoin d’un maître forestier pour le Béarn et tu me sembles convenir parfaitement pour cette fonction »
Muet de surprise, et bien qu’encombré par l’ourson qui gigote dans le sac où on l’a enfermé, le géant tombe aux pieds de son seigneur et lui jure de consacrer sa vie et ses talents à son service exclusif.
C’est ce qu’il fera, pendant les dernières vingt années du règne de Fébus, en gérant et administrant avec un soin digne des plus grands éloges, les nombreuses forêts de son Béarn natal.

Aucun commentaire: