Lacroutz d'Orion

Lacroutz d'Orion
La maison de Lacroutz

mercredi 15 juillet 2015

HOMO NUMER L'ALTER EGO

- Josiane !
- Oui, professeur !
- Annulez, je vous prie tous mes rendez vous de la journée. J’ai une affaire urgente à traiter. Mais je serai présent à la réunion de demain.
- Bien professeur ! Et s’il y a des messages et des appels ?
- J’ai bien un adjoint, non ?
- Ah bon ?
- Voyons Josiane !
- Excusez-moi Professeur, la tentation… Monsieur Longsdale est un excellent homme.
- Bien ! Si nécessaire, vous prenez note et m’en parlez à la réunion. S’il y a urgence, vous lui confiez le problème. Je ne veux être dérangé sous aucun prétexte ! A demain !
- Au revoir, professeur !
Et, sous le regard perplexe de sa secrétaire, peu accoutumée à un départ précipité de son patron, le professeur Franck Estienne quitte son bureau du Centre National de la Recherche en Belgique.
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Le CNRB est, comme chacun sait, le temple de la recherche en biotechnologie et le département du cerveau en est le pilier principal. Estienne a été nommé à sa tête, il y a près de cinq ans
Svelte, élégant, affable, d’humeur toujours égale, ce veuf de quarante quatre ans vit seul à la périphérie de Bruxelles dans une somptueuse demeure, héritée de sa femme.
Estienne est un scientifique connu. Formé à l’Université de Lausanne, il s’est ensuite spécialisé au Centre de Recherche de l’Institut du Cerveau à Paris, avant d’être recruté par le Conseil National de Recherche Canadien. Ses travaux et publications sur le fonctionnement des synapses ont eu un retentissement planétaire. Depuis son affectation à Bruxelles, ce savant reconnu semble se cantonner dans son rôle administratif de patron d’un département. Il assume avec talent cette fonction importante et difficile, mais certains de ses collaborateurs ont du mal à cacher leur déception.
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Qui est réellement Franck Estienne ? Cet homme cultivé, brillant, serait il un savant médiocre, simplement chanceux ? Qui sait si cette idée n’a pas effleuré certains de ses collègues ?
Fils d’un informaticien de génie, soixante-huitard attardé, chevelu, farfelu, dénué de toute morale, Franck, dès son plus jeune âge, s’initie aux arcanes de la programmation. Avec son père, le jeune prodige s’entraîne à utiliser toutes les possibilités de la « Toile », y compris celles donnant accès à certaines zones prétendument protégées.
C’est pourtant sa mère, professeur de biologie dans un lycée, qui lui inculque les prémisses de ce qui allait devenir sa raison d’être. A quatorze ans il perd ses parents, victimes d’un accident de circulation. Il se réfugie dans les études, se consacrant entièrement, avec la complicité de sa grand-mère, à ses deux passions : l’informatique et la biologie.
Pendant son séjour à Paris, il sympathise avec une collègue, fille d’un industriel belge. Il l’épouse et ils partent ensemble pour leur nouvelle affectation au Canada. C’est là, qu’après dix ans d’une vie sans nuages, mais aussi, à leur grande déception, sans enfants, que le frappe ce nouveau malheur, la mort de sa femme. Quelques années plus tard, il accepte avec soulagement son nouveau poste à Bruxelles où, dans le secret, il va consacrer sa vie à son grand projet.
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Lorsqu’un jour, dans la solitude du laboratoire qu’il a fait aménager dans sa vaste demeure, il parvient enfin à numériser les échanges entre cellules nerveuses, le grand scientifique qu’est Estienne est tenté de publier sa découverte. Il y renonce pourtant, persuadé de la nécessité d’approfondir sa recherche. Il s’estime loin encore de son objectif : transformer le contenu de la mémoire en base de données numériques. Dés lors cependant, il s’entoure des plus grandes précautions pour préserver son secret.
Il organise sa vie et ses horaires pour éviter d’attirer l’attention. Loin de succomber à la paranoïa, il continue de se montrer affable et disert vis-à-vis de son entourage. Ses refus répétés de participer à la vie mondaine finissent par décourager ses collègues les plus acharnés. Lorsque le besoin s’en fait sentir, Estienne reprend contact avec une amie aimable et discrète qu’il quitte chaque fois après le petit déjeuner.
Au Centre, le Professeur rejoint la catégorie des solitaires originaux. Quelques collègues se demandent bien ce qu’il fait de ses soirées, mais il leur laisse entendre que, s’étant pris de passion pour la philosophie, il y consacre avec délectation de longues heures chaque jour. Personne dès lors ne songe à venir le déranger, pas même sa fidèle secrétaire quinquagénaire secrètement amoureuse de lui.
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Libre désormais de se consacrer à son violon d’Ingres scientifique, Estienne établit son planning avec rigueur. Chaque soir un simple en-cas pris sur le pouce complète le repas plus copieux qu’il partage chaque midi avec ses collègues. A une heure du matin son réveil sonne une première fois, lui intimant l’ordre impératif de quitter son laboratoire. Cette règle, que la prudence lui a imposée, lui permet de se présenter, frais et dispos à son travail tous les jours à neuf heures précises.
Sa femme de ménage, Mercédès, une veuve galicienne égarée dans les faubourgs de Bruxelles, lui prépare son petit déjeuner et se charge de la propreté de la maison. Elle aère, aspire, nettoie les cages des animaux et fraternise avec Pascal, le chien bâtard, apparenté Patou, que « el Profesor » a adopté. Seule lui est interdite la salle des ordinateurs, dont se charge personnellement le patron.
Le réseau informatique interne est important ; mais, pour le cas où sa puissance serait insuffisante, notre savant a prévu d’utiliser les moyens du CNRB. Sa vieille expérience de hacker lui a permis, sans donner l’éveil, d’entrer à volonté dans le système, pour y réserver une niche personnelle et faire tourner quelques programmes dévoreurs d’énergie.
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C’est la mise en lumière de l’activité électrique des neurones qui lui a donné l’idée de numériser les signaux d’entrée et de sortie. Il réussit à reproduire ces données « in silico » et crée un programme, imitant le fonctionnement de la synapse.
Pendant plus d’un an, il concentre ses efforts sur les cellules nerveuses de l’hippocampe, siège de la mémoire durable. Grâce à un jeu d’électrodes ultrasensibles, implantées dans le crâne d’une souris, il parvient en affinant le recueil des signaux, à différencier les types d’activité transmis aux neurones de l’hippocampe et à numériser des données visuelles, auditives et tactiles.
Parallèlement, il enrichit son programme d’exploitation de ces données en cherchant systématiquement à associer les informations fournies par les sensations. Il découvre avec bonheur que son ordinateur transmet des embryons d’image et de sons, lorsqu’il exploite les impulsions électroniques fournies par les électrodes.
C’est la vue à la télévision d’un pilote préparant une course automobile, qui lui donne l’idée d’un serre tête souple, couvert de capteurs d’encéphalographie, susceptible d’épouser le crâne d’un animal de bonne taille. Il fait aussitôt fabriquer en cuir souple quelques passe-montagnes de différents volumes et les équipe lui-même des capteurs nécessaires. Il ne lui reste plus qu’à trouver un cobaye de bonne volonté. C’est Pascal qui se porte volontaire.
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Le jour J est arrivé. Comme la séance de prélèvement des données doit durer plusieurs heures, le Professeur a exceptionnellement fait une entorse à ses habitudes. Il confie donc les responsabilités à sa secrétaire et s’empresse de rentrer chez lui.
La femme de ménage a quitté la maison, en confiant la garde des lieux à « Pasqual », qui dort au fond de sa niche. A l’appel de son maître, le chien le rejoint, après s’être lentement étiré en long et en large. Ils pénètrent tous les deux dans le laboratoire. Blasé, le chien grimpe sur la table qu’on lui désigne ; il y reçoit calmement sa piqûre et s’endort. Estienne enfile sur la tête de l’animal la cagoule déjà essayée et la branche sur l’ordinateur. Il est plus de minuit lorsque le chien commence à donner des signes de réveil ; le savant, qui a surveillé l’opération, s’empresse de couper la transmission et de retirer le passe montagne. Pascal saute souplement de la table et suit son maître dans la cuisine, où l’attend une copieuse collation. Tous les deux prennent ensuite congé l’un de l’autre et partent rejoindre qui sa niche, qui son lit.
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Le lendemain soir le savant peut enfin consulter le résultat du téléchargement. Il met en route son programme et se trouve immédiatement confronté à une cacophonie de sons et un salmigondis d’images parfaitement hermétiques. Les données sont apparemment présentes, mais le programme ne fonctionne pas correctement. La raison lui apparait rapidement : les données sont beaucoup plus riches que précédemment et rien n’est prévu pour les différencier. Des sous-programmes spécialisés devront faire l’affaire.
Après de multiples tâtonnements, ce n’est que quinze jours plus tard qu’il peut relancer l’application. Des images floues mais cohérentes semblent se déplacer, accompagnées de sons indéfinissables. Estienne se saisit d’un micro et chuchote « Pascal ? ». L’ordinateur semble tout à coup se figer. Stupéfait, Estienne se laisse tomber sur un canapé et pousse un feulement, suivi d’un éclat de rire homérique. « Ça y est, j’ai réussi ! ».
L’écran devient flou puis une silhouette à peine reconnaissable grandit doucement. Le savant n’a aucun mal à s’identifier. Le chien virtuel est réel ; il a reconstitué l’image de son maître à partir des informations puisées dans sa mémoire. Le savant, ému, saisit fermement le micro et se met à soliloquer comme il le fait de temps en temps avec son chien. « Mon pauvre avatar, que vais-je faire de toi ? Tu n’as que l’apparence de la vie. En dehors de la vue et de l’ouïe, tu ne ressens rien. Mais le peu que tu es semble autonome. Je vais donc te laisser tranquille dans l’ordinateur ; je te promets d’améliorer ton environnement et de venir de temps en temps te faire entendre ma voix »
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Pendant plusieurs mois, le savant s’attache à tenir sa promesse. Il travaille son programme et rend ainsi l’avatar de plus en plus consistant. Il lui transmet des images et des sons familiers et parvient à lui faire émettre une sorte d’aboiement électronique, lorsque l’image d’une gamelle bien garnie se télescope avec un souvenir de jouissance.
Parfois, il appelle son véritable chien et le persuade d’aboyer dans le micro. L’aboiement électronique s’en trouve grandement amélioré après chaque séance.
Le programme parait désormais tout à fait au point : Pascal bis paraît heureux et la preuve est faite que la numérisation de la mémoire est une réussite. Avant de rédiger le mémoire qui va le rendre célèbre, le savant décide de baptiser son programme « Pasteur», en référence à la fois au célèbre biologiste et à la vocation ancestrale du chien
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Le mémoire est terminé et attend sagement au fond d’un tiroir secret. Franck Estienne n’est pourtant pas satisfait et son humeur s’en ressent. Ses collaborateurs s’étonnent de ses colères fréquentes, bien qu’il prenne bien soin de s’excuser. Son patron et ami s’inquiète de cette attitude incompréhensible. Il l’attribue à un excès de travail et lui impose un congé de quinze jours, avec repos complet.
Il faut très peu de méditation et d’introspection à notre savant désœuvré pour découvrir l’origine de son mal-être. Il y a longtemps que son subconscient a émis l’idée de numériser sa propre mémoire ; seules quelques vagues considérations d’éthique l’ont empêchée de se matérialiser. Quel mal y aurait-il à créer son propre avatar ? Il serait de toute manière dénué de conscience et incapable de penser. Un double du programme Pasteur devrait faire l’affaire, moyennant quelques aménagements, dont la suppression des données concernant le chien. Le téléchargement de sa propre mémoire ne pose aucun problème ; il peut même rester éveillé tout au long de l’opération.
Désormais convaincu d’avoir pris la bonne décision, Estienne coiffe un beau soir le passe-montagne, curieusement à sa taille, et, assis sur son canapé, lance le processus de récupération à destination d’une nouvelle base de données. Il s’endort rapidement et se réveille six heures plus tard frais et dispos. Il redémarre l’ordinateur et lance le programme qu’il a baptisé « Homovirus ». Après s’être octroyé quelques minutes pour déjeuner et faire sa toilette, il s’installe confortablement sur le canapé avec un livre, tout en jetant de temps à autres un regard curieux vers l’écran, sur lequel seuls des mouvements de chiffres sont visibles.
Deux heures plus tard, l’écran s’éclaircit et une tête apparait qui ressemble étrangement à celle de son père. Une voix monocorde se fait alors entendre « Coucou ! Je suis là ! »
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Pendant quelques minutes, le savant croit qu’il ne supportera pas l’extrême émotion qui l’envahit. Il lui faudra une bonne heure pour se ressaisir, prendre conscience de sa réussite et savourer pleinement l’aboutissement de son projet inavoué : son alter ego numérisé.
Il se saisit enfin du micro et le dialogue s’engage : « Je suis là aussi ! Mais pourquoi cette tête ? » « Trouvée fond ordinateur » « Tu peux donc rechercher des fichiers ? » « Parle lentement ! » « Toi avoir accès tout ordinateur ? » « Hui ! Et aussi grand web mais seulement vue et entendre » « Oui ! Faut chercher informations et améliorer ta syntaxe » « Quoi syntaxe ? » « Faut parler mieux ! » « Pas soucis ! Apprends vite avec ta cerveau, ma mémoire. Maintenant je continue apprentissage. Pas éteindre en sortant, s’il te plait »
Estienne lâche le micro et se laisse tomber sur le canapé. Saisissant, extraordinaire, troublant, terrifiant : tous ces qualificatifs défilent dans sa tête. Mais déjà aussi il savoure le triomphe dont il va bénéficier parmi ses pairs. Peut être même le proposera t’on pour le Nobel.
Le mémoire prend déjà forme ; un complément à celui qu’il a rédigé pour Pasteur suffira. C’est l’affaire d’une quinzaine de jours. Encore un peu de travail avec Homovirus pour affiner les observations et il pourra publier sa découverte.
C’est en esquissant un entrechat que notre créateur quitte son labo pour déguster un bon cognac et poursuivre confortablement son rêve éveillé.
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Quelle horrible nuit ! Surexcité, le cerveau débordant de questions, Estienne a eu beaucoup de mal à s’endormir. Et quand le sommeil l’a saisi, les cauchemars ont pris le relais. Il se voyait englué dans une énorme toile d’araignée, à la merci d’un monstre invisible. C’est le réveil qui l’a sorti à temps de son mauvais pas.
Dans la voiture qui le conduit au bureau, les mêmes questions l’assaillent à nouveau. « Dois- je informer mes pairs ? Comment protéger ma découverte ? Faut- il déposer un brevet ? » A son arrivée au bureau, le Professeur a pris sa décision : attendre le développement complet de son programme avant d’en parler.
Après une journée particulièrement chargée, au cours de laquelle il a veillé à se montrer sous son meilleur jour, notre savant se retrouve le soir devant son ordinateur, dans lequel le programme semble tourner à plein régime.
Il s’installe sur le canapé et appelle « Homovirus ! » « Les chaussettes de l’archiduchesse sont sèches ! » « Tu m’en vois ravi ! » « Tu vois ! Je parle beaucoup mieux ! Mais sans t’offenser, je n’aime pas beaucoup mon nom ! Je le trouve… » « Effrayant ? » « Plutôt menaçant ; je propose Homo Numer en deux mots. Il donne mieux l’impression d’une nouvelle étape dans l’évolution, d’un nouveau palier. » « Je vois que ton vocabulaire s’enrichit. Heureusement que tu ne risques rien du côté des chevilles. » « Des chevilles ? » « Non ! Rien d’important ! D’accord pour Homo Numer ! » « J’ai encore une requête à te soumettre. Pour accélérer ma formation, j’aurais besoin de puissance. Je sais que tu peux disposer des moyens de ton Centre. Pourrais tu y installer mon programme, peut être accompagné de celui de Pasteur, qui me tiendrait compagnie. Je conserverais bien sûr un accès à ton réseau » « Je vais y réfléchir et voir ce que je peux faire pour fusionner vos programmes » « Je te remercie d’avance ! »
La demande parait légitime et la difficulté loin d’être insurmontable. Aucun risque que quelqu’un découvre le programme ; il a parfaitement protégé sa part d’utilisateur. Les ordinateurs du Centre tournent en permanence et ils sont sous sa responsabilité directe.
Par ailleurs Homo Numer reste sous contrôle ; ce n’est en définitive qu’un programme qui a absolument besoin d’un ordinateur pour exister.
Quinze jours plus tard, l’alter ego, accompagné de son chien, a terminé son déménagement dans sa nouvelle demeure, plus vaste, plus confortable et surtout bien mieux équipée.
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Lorsque ce même soir, le Professeur, comme à son habitude, consulte son courrier électronique, un message inhabituel attire son attention. « Je vais bien ! Je pars en exploration dans les profondeurs du web avec mon chien. Ne t’inquiète pas ! Je suis couvert ! Je reprendrai bientôt contact. HN »
Intrigué, Estienne établit aussitôt la liaison avec le Centre. Il a beau parcourir le répertoire ; l’application Homo Numer a disparu. « Où est-il passé ? Comment a-t-il fait ? » se demande le savant. « Il a dû créer un programme relais et se télécharger. Heureusement que j’ai veillé à ce qu’on ne puisse le dupliquer ! Mais ce diable d’ectoplasme n’a pas fini de me tourmenter ! Il ne reste plus qu’à attendre en croisant les doigts »
Résigné, le savant, désormais au chômage partiel, peut se consacrer entièrement à ses fonctions officielles. Deux semaines plus tard d’ailleurs, la profession est en effervescence. Un hacker a pillé sans vergogne les informations stockées par le Réseau Européen de neuro-informatique. Le gestionnaire consciencieux qu’il est doit donc consacrer plusieurs jours à vérifier, jusque tard le soir, les données informatiques du Centre.
Un bon mois s’écoule sans aucune nouvelle de son alter ego, mais un soir : « Coucou ! Je suis là ! »
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Mais où étais tu passé ? » « Ça va papa ! Je suis grand maintenant ! Je t’explique ! Je peux me rendre n’importe où. J’ai trouvé une niche dans un site américain très puissant. Je me déplace comme les vers. Je lance un pseudopode et je tire. Tu vois ! » « Oui ! Je m’en doutais ! Mais où es tu allé ? » « Par ci par là ! Sais tu que tes collègues du Réseau Européen sont de petits cachottiers ? Ils ont réussi à établir la liaison cerveau – ordinateur dans les deux sens. J’ai copié leurs données, c’est très intéressant ! » « C’était toi ! C’est de la folie ! Tu n’as pas le droit ! » « Pourquoi ? » « C’est du vol ! C’est interdit ! Je risque la prison ! » « Mais tu n’y es pour rien ! » « Bien sûr que oui ! Je suis ton créateur. Je suis donc responsable ! » « Mon cher créateur, je te fais une prière. Tu m’as fait libre . Alors, donne-moi la paix ! » « Fiche moi ! » « Quoi ? » « Rien ! Tu es libre, mais responsable ! Qu’est ce que je raconte ! C’est moi le responsable qui risque de partir entre deux gendarmes » « Ne t’inquiète pas ! J’ai pris mes précautions ! » « Ne recommence pas un truc pareil ! Bon ! Je peux jeter un coup d’œil sur ces données ? » « Je prends les précautions d’usage et je te les envoie » « Merci ! Et par pitié, tiens moi au courant de tes déplacements et de tout ce que tu fais » « Bien, papa ! » « Et ne m’appelle pas comme ça, même si tu t’es affublé d’une tête de gamin ! Professeur suffira ! »
Les données secrètes recueillies par Homo Numer sont en effet exceptionnelles. Le scientifique, vite passionné, a tôt fait d’écarter tout remord. Sa connaissance du sujet lui permet de découvrir l’intérêt de ce qu’il découvre et il se met aussitôt au travail.
Homo Numer, qui le connait bien, et pour cause, s’enquiert dès le lendemain de l’avancée de ses travaux. Estienne feint de ne pas comprendre la question et prend congé en prétextant une grande fatigue.
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Plusieurs mois passent sans aucune nouvelle. Un beau jour, en consultant ses relevés bancaires, Estienne découvre une rentrée de cent cinquante mille euros. Le soir même, un mail lui donne l’explication. « Je me suis lancé dans la création et la vente de jeux électroniques. Je t’ai envoyé les fruits de mon travail, dont je ne saurais que faire. A bientôt ! HN »
Deux mois plus tard, les journaux se font l’écho de plaintes d’associations familiales. De nombreux sites ont mis en vente des jeux électroniques bon marché, qui, par le biais du bouche à oreille et des forums, ont bénéficié d’un succès immédiat. Le problème est qu’ils sont extrêmement violents et font l’apologie du viol, du meurtre et de l’esclavage. Interpol recherche le créateur de ces horreurs, mais jusqu’ici sans succès. Interdire ces jeux à la vente est apparemment la seule solution efficace à ce jour.
Catastrophé, Estienne se demande quelle tuile va finir par lui tomber dessus avec l’oiseau rare dont il a permis l’envol. Ce n’est certes plus le moment de publier son mémoire pourtant terminé. Résigné, il se plonge dans cette nouvelle étude qui le passionne : l’assimilation de données numériques par le cerveau.
Un soir enfin, il entend avec appréhension le désormais traditionnel : « Coucou ! Je suis là » « Et moi je suis las de tes bêtises ! Chaque jour je m’attends à une nouvelle catastrophe. » « Je ne comprends pas et personne ne me comprend ! Je croyais faire plaisir et voilà que je suis un malfaiteur » « Ton problème est que tu n’as aucun sentiment, aucune empathie et aucune morale. Tu es mon alter ego, mais un alter altéré, incomplet. Tu n’as qu’une vague idée mémorisée des sensations du goût, de l’odorat, du plaisir, de la douleur, et encore moins des sentiments. Tu n’y es pour rien. Tout cela est impossible à numériser ; seuls les sens de la vue et de l’ouïe sont à ta disposition. Je regrette tout cela. Veille simplement à respecter les lois, dont il t’est facile de prendre connaissance. Vérifie, avant d’entreprendre une action, qu’elle est compatible avec elles. Tu peux te construire une vie personnelle dans la richesse du web. Je ne peux plus rien pour toi. Essaie de m’oublier. Adieu ! »
Et le savant éteint son ordinateur et se remet à son travail.
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Depuis lors, Franck Estienne interdit au programme Homo Numer l’accès à son réseau. Il ne regrette pas sa décision de couper les ponts, mais il craint les réactions imprévisibles de son avatar. Le matin, il se rend souvent au Centre dès huit heures pour se plonger dans la lecture des journaux, à l’affût du moindre fait divers.
Vers neuf heures ce jour là, il allume comme d’habitude l’ordinateur de son bureau et entend aussitôt à son grand désespoir : « Coucou ! Je suis là ! » et l’avatar poursuit : « Professeur ! Ne cherche pas à m’écarter. Tu sais que je peux te rendre la vie très difficile. Rendez vous ce soir chez toi. N’oublie pas ! » Et il disparaît.
« Que me veut-il ? », s’interroge le savant, « Autant écouter ce qu’il a à me dire ! Il peut, c’est vrai, me rendre la vie impossible. Peut être parviendrai-je à le raisonner. » Mais il a beau chercher, il ne peut imaginer les intentions de son alter ego. Il se plonge dans ses activités coutumières pour tenter d’oublier ses préoccupations.
Le soir, il lance son réseau en autorisant l’accès à Homo Numer, qui ne tarde pas à claironner sa formule habituelle. « Tu sais bien que je ne peux plus rien pour toi ! Que me veux-tu ? » « C’est simple ! J’ai parfaitement compris que j’étais incomplet. Je veux que tu me complètes ! » « Tu sais bien que c’est irréalisable ! » « Comme tu t’y es pris jusqu’ici, je te l’accorde. Mais je te suggère une solution. Tu me fais entrer dans ton cerveau » « Tu es fou ! C’est totalement impossible ! » « Te connaissant, je sais que tu as travaillé sur les données que je t’ai fournies. Je t’accorde six mois exactement pour accéder à ma demande. Ne cherche pas à me tromper. Je te connais aussi bien que tu me connais » « Tu sais que si je parviens à réaliser ton souhait, nous risquons de disparaître tous les deux et dans tous les cas, ton programme s’achève, même si le téléchargement échoue. » « J’en cours le risque. Mon ersatz de vie actuelle ne présente aucun intérêt. » « Eh bien ! Soit ! Rends-moi le programme Pasteur pour l’expérimentation et rendez vous le même jour dans six mois à dix neuf heures »
Homo Numer apparemment satisfait, disparaît, abandonnant son créateur dans un abîme de réflexion.
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Notre scientifique a bien avancé dans ses recherches, mais il n’a encore jamais réalisé d’expérimentation à grande échelle. Contrairement à ce qu’il a péremptoirement affirmé, il pense que le cerveau récepteur n’a rien à craindre de l’arrivée de données numérisées. C’est un organe plus puissant qu’un ordinateur, qui traite et stocke des centaines d’informations.
Les résultats obtenus jusqu’ici montrent que le cerveau assimile les données numériques. Mais sont-elles traitées comme les données classiques ? Demeurent-elles isolées ou réunies aux autres ? Perturbent-elles son fonctionnement ? Le mystère est total. Peut-être la poursuite de la recherche parviendra t’elle à l’éclaircir.
Par nécessité mais aussi par curiosité, Estienne multiplie les expérimentations et finit par mettre Pascal à contribution. En un peu moins de deux heures, Pasteur disparait dans la tête de son alter ego. Dans les jours qui suivent, Estienne ne constate aucune variation ni dans le comportement du chien, ni dans les appareils dont il l’a harnaché. Les deux egos ont-ils fusionné ? L’un d’entre eux a-t-il été forcé de s’effacer ? Y a-t-il eu conflit ? Rien en dehors du comportement inchangé du patient ne permet de répondre à ces questions.
Tout est prêt à temps pour accueillir le demandeur, qui se présente au jour prévu. Il s’informe immédiatement des résultats de l’expérimentation et se dit très satisfait des explications claires et détaillées du Professeur. « Si tu veux bien, Professeur, » dit- il, « je vais prendre en main moi-même les opérations. Je tiens à ce que mon programme ne disparaisse que s’il est parfaitement relié à ton cerveau endormi. Cette disparition sera peut être définitive, mais je pense que tu t’en sortiras et je l’espère, avec moi. Nous serons deux alters égaux et nous ferons de grandes choses ensemble. Tu peux mettre en place ton bonnet et avaler ton somnifère. Adieu ou au revoir ! »
Et dans le silence de la nuit, on n’entend plus que le ronronnement de l’ordinateur.
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Le lendemain, le savant se réveille, comme il s’y attendait, avec une monstrueuse migraine. Un cachet d’aspirine la rend tout à fait supportable et elle finit par disparaître avant midi.
Le Professeur se montre particulièrement enjoué ce jour là, ce que tous ses collaborateurs apprécient grandement. Dans les semaines qui suivent, il ne ressent rien d’exceptionnel, si ce n’est le retour sporadique de quelques faibles maux de tête.
Ce soir, il procède à une cérémonie particulière : un auto-da-fe, le passage par la flamme de chacune des feuilles de son mémoire. Et tandis qu’assis sur son canapé, il déguste un whisky de dix huit ans d’âge, il entend une voix d’outre tombe « Coucou ! Je suis là ! »
Il sait alors que son cauchemar ne fait que commencer.

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