Lacroutz d'Orion

Lacroutz d'Orion
La maison de Lacroutz

mercredi 15 juillet 2015

LE JOURNAL D'UN FAUX BOURDON

I. MIRLI
Je m’appelle Mirli. Je suis faux bourdon. Pas bien fameux comme nom, mais ce n’est pas moi qui l’ai choisi. Sans doute existe t’il de vrais bourdons, mais je n’en ai jamais vu à la Ruche.
Comme tous mes collègues, je suis courtisan de la reine Hymène II. Elle est très vieille, plus de six cents soleils. Je n’en ai que trois, mais je connais déjà presque tout le monde ; j’ai visité tous les coins de notre petit royaume. Je n’ose pas encore sortir. Les ouvrières m’en ont dissuadé « Trop jeune ! », gloussent elles. Alors je m’ennuie, comme d’ailleurs tous les autres courtisans. Nourris, logés, blanchis, nous n’avons qu’une consigne : éviter de gêner ceux qui travaillent.
Nos occupations sont surtout des passe-temps. Certains d’entre nous, les plus âgés, battent de l’aile pour rafraichir l’air de la ruche. D’autres se chargent de distraire la reine. Par exemple, mes copains Méli et Mélo sont de vrais clowns. Un seul regard sur ces deux comiques et Hymène se tord de rire, ce qui est très bon pour la ponte.
Ma spécialité à moi c’est la poésie. La reine trouve que je taquine joliment la rime et me conseille de persévérer. Elle est bien indulgente, ironisent mes confrères.
Mélas, lui, est le roi des flagorneurs. « Ma reine » par ci, « Ma reine » par là. Il n’arrête jamais : « oh ! ces antennes ! quelle splendeur ! et les yeux, et les œufs, et patin et couffin ! ». La reine se moque de lui, mais il se contente de rire et, à toute occasion, recommence ses flatteries. Gras, terne, mal brossé, ce n’est pas un Adonis, mais il fait du vent comme pas un. N’empêche que pour le vol nuptial, je le vois mal au décollage.
A propos de vol nuptial, il y a du changement dans l’air. Les ordres ont été donnés pour la naissance de deux nouvelles reines. Le couvain n’a jamais été aussi vaste ; les cireuses se démènent pour construire de nouvelles alvéoles pour les milliers d’œufs pondus par notre reine. Les butineuses remplissent nos magasins de miel et de gelée royale.
La reine a fait appeler Médi, la gardienne en chef. Je crois qu’elles organisent le départ d’une colonie. Elle même en fera certainement partie, ainsi que les faux bourdons les plus âgés. C’est la tradition, m’a affirmé ma mère, qui la côtoie tous les jours. Elle aussi prépare ses bagages ; elle emportera une grosse réserve de gelée royale, seule nourriture que la reine peut supporter.
Le prochain départ de ma mère me chagrine, mais l’essaimage est la loi des ruches, me dit elle. Quand la reine estime qu’il y a trop de monde , les anciens partent à l’aventure, conquérir de nouveaux territoires. Je dois me faire une raison ; j’espère simplement que notre future reine sera aussi sympathique qu’Hymène II.
Le grand envol est pour demain. Les bagages sont prêts. La dernière ouvrière est rentrée ; la ruche retrouve peu à peu le calme de la nuit.
Mirli, faux bourdon
II. La nouvelle reine
Chut ! Je me fais discret, je rase les alvéoles. Je n’ai pas participé au vol nuptial et je crains que la nouvelle reine Hymène III me le reproche. J’ai fait savoir que je m’étais froissé une aile la veille, mais certains me regardent d’un air soupçonneux.
Il y a déjà quinze soleils que la vieille reine est partie, entrainant avec elle plus de la moitié des ouvrières. Quel vide d‘un seul coup ! Heureusement que chaque abeille connaît bien son travail et que les magasins regorgent de nectar et de miel.
Toute la ruche a été aux petits soins pour les futures reines, que les nourrices ont gavé de gelée royale. Les candidates au trône ont d’ailleurs ouvert leur alvéole le même jour, et au même instant, annonçant leur apparition par un couinement aigu.
Curieux, comme d’habitude, je flânais dans le coin, en grignotant un petit en-cas au miel. Tout à coup, j’ai vu les nourrices reculer, laissant les deux candidates au trône face à face. J’avoue que je ne m’attendais pas à un tel spectacle. Epique, dantesque, tragique, je ne trouve pas les mots pour qualifier le combat.
La plus grande, noire comme la nuit, se jette sur la rousse, et tente d’enfoncer sa griffe derrière la tête. La rousse se met en boule et arrache au passage une antenne de son adversaire. Chacune roule de son côté et les voilà de nouveau face à face. Toutes les deux grondent de colère. Elles virevoltent, simulent une attaque, reculent. La noire se retourne, pousse son dard en avant. La rousse a anticipé ; d’un coup d’aile, elle se projette au dessus de la noire, retombe sur elle, et enfonce son dard entre les ailes. C’est fini ! En quelques secondes, la noire meurt ; elle est aussitôt évacuée par les servantes, qui conduisent Hymène III à ses appartements.
Pendant les neuf jours qui ont précédé le vol nuptial, les membres de la ruche ont fait allégeance à la nouvelle reine. Les deux plus anciens parmi les faux bourdons sont allés, comme il est de tradition, annoncer à l’extérieur la date du vol. Tous mes collègues se sont préparés avec soin pour cette cérémonie. Tous espéraient s’unir à la reine et gagner ainsi le paradis des faux bourdons. J’ai quant à moi, beaucoup regretté mon indisposition.
Le vol a, il est vrai, connu un grand succès. De nombreux faux bourdons étrangers, venus de plusieurs lieux à la ronde, y ont participé. Sur une cinquantaine des nôtres, seize sont revenus à la ruche. La reine est très contente ; elle a dans sa poche tous les sujets qu’elle souhaite. Elle a d’ailleurs commencé à leur donner le jour.
J’ai repéré une petite alvéole, bien proprette, dans laquelle la reine a pondu un œuf qui m’a paru exceptionnel. Je suis sûr que l’abeille qui en sortira sera très intelligente. Je veille moi même à ce que sa nourrice la soigne comme une princesse. J’aurai enfin quelqu’un à qui parler. Plus que vingt soleils à attendre !
Mirli, faux bourdon
III. Mila l’abeille
Mila – c’est ainsi que j’appelle ma petite abeille – est pour l’instant une jolie larve bien replète. Sa nourrice la trouve un peu maigrichonne. Ce n’est pas mon avis. Les boudins ne font jamais de vrais beautés. Je surveille les menus ; je goûte tout ce qu’on lui apporte. D’ici deux ou trois jours, elle va devenir une nymphe parfaite.
Dès sa naissance, je m’occuperai de son instruction. Je ne veux pas qu’elle soit une simple ouvrière, uniquement soucieuse de remplir son jabot et ses sacs à pollen. Je lui apprendrai le soleil, le ciel bleu, les nuages, l’herbe verte et le parfum des fleurs… Bon, bon ! voilà que je me laisse aller !
Ah ! j’aperçois la reine. Hyménée III est très prise par la réorganisation de la ruche, ce qui n’arrange pas son caractère. On entend quelques éclats de temps en temps : la gelée royale est rance, les alvéoles trop grandes, les servantes paresseuses et les faux bourdons ennuyeux.
Quand je veille sur ma protégée, la reine est à l’autre bout du rayon et je ne m’en porte pas plus mal. Il y a deux jours, je n’ai pas pu l’éviter. Elle m’a toisé en disant : « C’est toi le poète ? – Ma foi, ma reine, je dis quelques vers de temps en temps – Eh bien vas y ; sers nous un peu de rêve ! – Joli formule, majesté ! – oui, bon, je t’écoute ! – Voilà, hum… »
« J’aime tes grands yeux
Ton air de jeunesse
Ton maintien gracieux
Ton port de déesse… »
« Je vois, je vois, bien, bien ! » Et en s’éloignant, elle ajoute : « Tu ferais quand même mieux de te reconvertir dans la chansonnette » Et voilà ! merci ! bien aimable ! J’espère qu’elle sera plus calme après la période de ponte.
Dans une dizaine de jours, surviendra la naissance de ma protégée. Je me demande parfois pourquoi je me complique ainsi la vie
La reine, bien sûr parfaitement au courant, me plaisante sur cet intérêt pour une de ses futures sujettes. Elle trouve que c’est une curieuse occupation pour un faux bourdon. Elle n’y voit pas d’inconvénient, me dit elle, à condition qu’il n’y ait pas de favoritisme excessif.
« Autour de moi », lui dis-je, « on construit, on butine, on engrange, on nourrit ; en jouant les chevaliers servants, je ne cherche qu’à me rendre utile à ma ruche et à ma reine » « Bravo ! Mirli, c’est tout à ton honneur ! » Un coup de brosse à reluire ne peut pas faire de mal, quand il s’agit d’une reine.
Mirli, faux bourdon
IV. Abeille de ménage
Confier aux jeunes abeilles les tâches du ménage fait partie de nos coutumes ancestrales.
A peine trois soleils et Mila est une ménagère accomplie. Elle brosse, elle récure, elle vide, elle rejette, elle évacue. Je me suis d’ailleurs écarté de justesse, il y a un instant.
A sa naissance, le jour où elle a jailli de son alvéole, j’étais là, muet d’admiration. Svelte, soyeuse, dorée, lumineuse, elle était splendide.
Ses premières paroles ont été pour moi : « Qui es tu ? Où est ma nourrice ? J’ai faim ! ». Elle ne m’avait sans doute pas bien vu. J’avais particulièrement soigné ma toilette et ma tenue. La pauvrette devait être éblouie, après l’obscurité de son alvéole L’œil brillant, j’insistai : « Je suis le courtisan chargé de t’accueillir. La reine te souhaite la bienvenue et … ». Je n’ai pas eu le temps de terminer ma phrase ; elle est tombée de tout son long.
« Mais que fais tu ? » s’écrie une abeille en me bousculant, « je te croyais en train de la nourrir. Ah ! mince, un faux bourdon ; pauvre de moi, ma vue baisse de jour en jour. Poussez vous donc ! ne voyez vous pas qu’elle tombe d’inanition ? Ah ! ces mâles », grommelle t’elle, « paresseux et stupides ! » Je fais bien sûr comme si je n’avais pas entendu. Les petites gens se plaignent toujours ; si on devait tout relever, nous passerions pour des tyrans.
Ma petite Mila a été vite debout, prête à se lancer dans sa nouvelle vie d’abeille de ménage.
Depuis ce jour là, je l’accompagne partout. Elle semble connaître la ruche mieux que moi. Avec beaucoup de doigté, elle me demande parfois si je n’ai pas autre chose à faire. Je lui réponds que je considère mon rôle de tuteur comme la plus importante de mes obligations.
J’attends avec impatience la fin de son stage. Quand elle sera nourrice, elle aura plus de temps à me consacrer et je pourrai approfondir son éducation.
Mirli, faux bourdon
V. Chère nourrice
Quelle aventure ! Mais quelle aventure ! Il faut que je vous raconte. Je vous rassure déjà : Mila et moi sommes en bonne santé et, depuis peu, les meilleurs amis du monde. Il faut dire qu’elle me doit la vie…
Comme je le souhaitais, elle a enfin rendu son tablier de ménagère. Ce métier n’est pas digne d’elle. La machine à pondre ne s’arrêtant jamais, elle a, comme prévu, été désignée pour renforcer la corporation des nourrices. Elle me nourrit d’ailleurs moi-même …entre deux larves, ce qui n’est pas du meilleur goût.
La voilà donc, au sein du couvain, distribuant les portions de miel dans les alvéoles ou battant de l’aile pour rafraichir l’air. Comme d’habitude, je la suis, et de temps en temps je l’aide à rafraichir l’atmosphère, activité dans laquelle je suis passé maître.
Les nourrices sont tellement nombreuses que de temps en temps elles peuvent prendre un peu de repos. On les voit se promenant , aile contre aile, antennes déployées. Mira est encore un peu timide et n’aime pas trop se mélanger à la masse. J’aime bien ces moments là ; elle peut enfin me prêter attention.
Un matin que j’étais allé déjeuner à une ruche voisine, celle de la reine Pédauque, je me suis exclamé : « Quel régal ce miel d’acacias, que je viens de déguster chez nos voisins ! » « Comment ! » s’est elle écrié « tu es sorti de notre ruche ? Tu n’as pas eu peur ? » « Mais non voyons ; il fait un temps splendide et je ne vois pas de quoi j’aurais peur !» « Tu crois que je pourrais sortir moi aussi ? » « Certainement !
Tu as des moments de libres ; il suffit de prévenir la nourrice en chef et la cheftaine de la garde ! » « Crois tu que demain je pourrais t’accompagner ? » « Bien sûr ! Rendez vous à l’entrée de la ruche à la 1ère heure ! » « A la 3ème heure plutôt ! Il faut que j’obtienne l’autorisation et que je fasse ma part de travail » « A demain donc ! »
A l’heure dite le lendemain, nous partons en direction de la forêt toute proche. J’avais l’intention de montrer les environs à Mila et de voir de plus près ces fameuses fleurs d’acacias dont on extrayait un tel nectar. Mila est tout excitée ; elle volette de ci de là, à droite, à gauche, au ras de l’herbe, autour de moi. Une vrai gamine !
A l’entrée de la forêt, je lui conseille de se rapprocher et de ne pas voler trop près des arbres. Evidemment, elle n’en fait qu’à sa tête. Nous volons donc depuis quelques instants dans le bois, quand tout à coup, je me rends compte qu’elle ne me suit plus. En ronchonnant, je fais demi tour et me lance à sa recherche. Un mouvement, près du tronc d’un acacias attire mon attention. Horreur ! Ma petite abeille est prise dans une toile d’araignée. Et plus elle se débat, plus elle s’entortille dans les fils.
Une ombre noire descend déjà prudemment vers sa proie. En la voyant, mon amie s’agite encore plus mais en vain. Je tourne autour de la toile, ne sachant que faire. La grosse araignée tourne elle aussi, craignant sans doute l’aiguillon de l’abeille. La fin cependant ne fait aucun doute. Déjà, les mouvements se font plus lents ; vaincue, la petite est sur le point de se rendre.
J’entre alors dans une grande colère qui va me rendre digne de ces ancêtres qui jadis nourrissaient les dieux. Je prends de l’élan et me jette à pleine vitesse sur le cocon qui contient le corps de mon amie.
Mon poids ajouté au sien déchire la toile. Tombés tous deux sur la même feuille morte, nous réussissons tant bien que mal à nous débarrasser des filaments. Mila est encore toute tremblante, mais elle réussit à se reprendre et, dans un moment, nous repartons cahincaha vers notre ruche. Quelle journée !
Mirli, faux bourdon
VI. La chaîne du miel
Ma nièce – elle m’appelle tonton, comme je le lui ai demandé – a bien changé depuis notre aventure. Elle était timide et apeurée ; la voilà expansive et pleine d’audace. Elle ne tient pas en place, fait la navette des magasins au couvain, distribue le miel au pas de charge, nettoie, nourrit, ventile, au point de me donner le torticolis.
Les autres nourrices l’adorent : bien sûr, elle fait tout le travail ! Il est vrai qu’elle est devenue très sociable ; elle n’arrête pas de bavarder, à me torturer les antennes.
Quand nous ventilons de concert, elle me raconte les histoires du couvain : la nymphe trop grasse, coincée dans son alvéole, la pauvre Marna, qui bégaye depuis son accident d’antenne, et encore les plaintes des ouvrières du bâtiment, qui s’estiment mal nourries. Elle me dit aussi l’humeur de la reine, information qui, je dois l’avouer, influence souvent mon comportement.
Conscient toutefois de mes responsabilités d’éducateur, je la mets en garde contre ces ragots de pouponnière. Elle boude un moment, mais oublie très vite et revient le lendemain avec d’autres histoires tout aussi intéressantes.
Elle m’a cependant confié récemment que sa mutation comme magasinière était imminente, mais qu’elle ne connaissait que trop vaguement cette activité. Plutôt que de lui faire un cours sur les différentes étapes de la fabrication du miel, ce qui est bien sûr tout à fait à ma portée, j’ai jugé plus pédagogique de lui montrer la chaîne. Elle a accepté avec enthousiasme.
Je l’ai conduite à mon observatoire favori, la surveillance des ouvrières étant une des missions que me confie parfois la reine. Il ne s’agit pas d’espionnage, comme me l’a d’ailleurs assuré Hymène III, mais d’évaluation du fonctionnement de la ruche. C’est assez technique, je dois dire.
Sitôt installée, la jeune abeille m’a paru médusée par le spectacle. Les butineuses, guidées par les magasinières, déversaient le pollen ou le nectar dans les alvéoles. Des ouvrières recueillaient ensuite le produit et le travaillaient pour le transformer en miel. Certaines d’entre elles fabriquaient et stockaient la gelée royale, réservée à la reine. D’autres ouvrières ventilaient le contenu des magasins tandis que des goûteuses bouchaient hermétiquement les alvéoles, lorsqu’elles en estimaient le contenu à point.
« Je ne saurai jamais ! » s’écria Mila, lorsque j’eus terminé mon exposé. « Ne crains rien, on t’expliquera au fur et à mesure, et bientôt tu deviendras aussi experte qu’elles. Rentre au couvain ; il faut que j’aille faire acte de présence auprès de la reine. Je lui ferai plaisir en la prévenant que tous ses magasins sont pleins à ras bord. A demain ! »
Mirli, faux bourdon
VII. L’attaque
J’ai tout vu !
Comme d’habitude, j’étais allé déjeuner chez nos voisins, qui m’accueillent toujours comme un des leurs. Je revenais en fredonnant, le jabot bien calé, lorsque j’aperçus un énorme nuage à l’emplacement de notre ruche. Une odeur suffocante m’empêcha d’approcher.
C’est alors que je le vis : au sein du nuage, un monstre, informe, gigantesque, beaucoup plus grand que la ruche. Il glissait sur le sol, allant, venant, lançant des jets de fumée. Comme je l’ai raconté plus tard à la reine, il m’a semblé qu’il soulevait la ruche par le haut, prêt à en dévorer le contenu. J’avais tellement peur que je suis retourné me cacher chez les voisins.
Plus tard, beaucoup plus tard, tout semblait redevenu normal. J’ai osé m’approcher et j’ai vu les ouvrières soldat montant la garde comme d’habitude. C’est elles qui m’ont informé pour les magasins : disparus, plus de la moitié ! et à la place, des alvéoles vides, sans odeur et sans goût. Quelques ouvrières, portées manquantes, sont revenues plus tard, choquées et ne se souvenant de rien. Et parmi elles, Mila, ma protégée. Je me suis précipité aussitôt dans ce qu’il restait des magasins. Ses collègues m’ont affirmé qu’elle dormait et qu’elle allait bien.
Rassuré sur son état, je me suis rendu à la cour, rapporter à la reine ce que j’avais vu. Elle était couchée, alanguie, respirant avec difficulté l’air brassé par deux jeunes faux bourdons. Elle m’écouta en silence et, voyant mon énervement, me rassura en me disant qu’il s’agissait d’une sorte de tribut, prélevé sur les ruches depuis des temps immémoriaux et qu’il ne fallait pas s’inquiéter.
Je n’ai rien compris, mais je fais confiance à la reine, qui sait tant de choses. Je lui ai promis que je ferai tout pour rassurer ses sujets. Quand j’ai estimé que je pouvais le faire décemment, j’ai pris poliment congé et couru prendre des nouvelles de ma nièce et lui raconter ma rencontre avec le monstre.
Mila, qui m’a paru en forme, n’a conservé aucun souvenir de son enlèvement. Comme ses amies, elle s’est réveillée au milieu de rayons renversés, dégoulinant de miel. Elles se sont empressées de rejoindre la ruche, d’ailleurs toute proche. Mon histoire de monstre ne l’a guère impressionnée, car elle s’est rapidement endormie.
Mirli, faux bourdon
VIII. La danse du butin
Demain, Mila rejoindra la guilde des ouvrières du bâtiment. Les réserves de miel sont au plus bas. La reine a décidé d’agrandir le couvain pour accueillir les futures butineuses.
Mais pourquoi Mila, pourquoi cette affectation chez les cireuses ? Tout simplement, m’a t’elle dit, parce qu’on a remarqué la qualité de son travail aux magasins ; elle aurait admirablement badigeonné à la propolis les nouvelles alvéoles. Personnellement, j’ai horreur de cette substance qu’on recueille sur les bourgeons ; elle est gluante et sent très fort. Mais elle est indispensable ; on s’en sert pour colmater les fissures et assainir les parois.
Cce soir la ruche fête les trente soleils de notre souveraine. Ma protégée m’a fait promettre de l’accompagner au bal. Elle brûle de connaître les secrets de la danse du butin.
A l’heure dite, nous nous retrouvons au bord de l’aire de danse. Ma petite abeille est en beauté : elle a lissé ses antennes, verni son crochet et brossé ses poches à pollen. Je ne cache pas ma fierté de l’avoir sous mon aile.
La piste est déjà envahie par les ouvrières, heureuses d’abandonner un instant leurs soucis quotidiens. Tout autour, le nectar coule à flots et les conversations vont bon train. Mila, très excitée, m’entraine vivement parmi les danseurs.
.Comme chacun sait, la danse du butin est la technique utilisée habituellement par les butineuses pour signaler la proximité de fleurs
ou autres trésors sucrés. Elle est très simple à pratiquer et autour de nous les ouvrières s’en donnent à cœur joie.
Je fais signe à Mila de suivre le mouvement : « Hop ! à droite, je tourne, je tourne. Stop ! demi tour à gauche, je tourne, je tourne. A toi, fais comme moi. Bien ! en cadence. A droite, et je tourne ; à gauche et je tourne. Pas plus difficile que ça ! » Au bout de quelques tours, Mila est à son affaire. J’admire sa souplesse et son élégance. Elle tourne, elle tourne et tout à coup …se met à frétiller.
Les danseuses s’arrêtent et la regardent sans cacher leur réprobation. « Arrête Mila ! ce mouvement est celui de la danse du soleil. C’est une danse sacrée, réservée aux grandes cérémonies ! ». Confuse, ma nièce agite les antennes pour s’excuser. L’incident est clos et la danse reprend.
Pour ma petite abeille, l’ambiance est gâchée. J’ai beau lui affirmer que ce n’est pas grave, elle préfère rentrer et me demande de la raccompagner. Quel dommage ! une soirée qui avait si bien commencé…
Mirli, faux bourdon
IX. La bataille.
La ruche est encore en émoi. Une horde de guêpes nous a attaqués hier. Nos pertes sont importantes, mais nous avons repoussé l’ennemi.
Trente cinq abeilles ont péri, parmi lesquelles vingt deux soldates en activité, tombées pour la plupart dès le premier assaut.
Très rapidement la reine a rassemblé des combattantes de réserve aguerries et les a envoyées en renfort. La mort de la première guêpe a galvanisé nos troupes, qui se sont jetées sur les guerrières jaunes. Huit cadavres abandonnés sur place par l’ennemi témoignent de l’ardeur de la contre attaque.
La reine a vivement félicité les combattantes, en les embrassant l’une après l’autre. C’était très émouvant.
De nouvelles recrues sont appelées pour effectuer leur service de défense. Mila fait partie des conscrites.
Pendant plusieurs soleils, elle a participé à la construction des alvéoles du couvain. Il lui a fallu peu de temps pour manipuler la cire en vrai professionnelle. J’ai d’ailleurs admiré le talent de la corporation et j’ai personnellement veillé à ce qu’un supplément de nourriture soit attribué aux ouvrières cireuses.
J’accompagne ma protégée aux alvéoles du cantonnement où l’entraînement a repris. On entend de loin les éclats de la manœuvre. Moi qui suis né désarmé je suis toujours impressionné par les activités guerrières.
En la quittant, je promets à Mila que nous irons assister à un spectacle de choix – c’est un secret – à l’occasion de sa première permission. Elle l’obtiendra, je le sais, pour la fête du souvenir du vol nuptial.
X. La danse du soleil
La bataille des guêpes a grandement perturbé la vie de notre communauté. Beaucoup d’ouvrières sont tombées malades presqu’aussitôt après l’attaque.
Mila m’a raconté que pendant qu’elle montait la garde au trou de la ruche, des butineuses tentaient en vain de prendre leur vol et se retrouvaient au sol où elles mouraient rapidement. Elle m’a assuré aussi qu’elle avait aperçu mon fameux monstre. Curieusement, a t’elle rajouté, depuis qu’elle l’a vu, la situation semble s’être améliorée.
Ma soldate préférée est toujours très amusante. Elle est une des rares à conserver le moral malgré les épreuves. Il est vrai cependant qu’on ne voit plus de malades et que les vols ont repris au rythme d’autrefois.
Pour redonner le moral à ses sujets, la reine a décidé d’avancer la fête du souvenir. Elle a eu lieu hier et j’ai pu, comme prévu, assister, en compagnie de Mila, au spectacle sacré de la danse du soleil.
Cette danse, que les ouvrières appellent aussi danse des trois huit, est traditionnellement utilisée par les butineuses pour signaler une trouvaille éloignée. Elle permet d’indiquer à la fois sa direction par rapport au soleil, la durée du vol pour s’y rendre et la richesse du butin. Le frétillement qui l’accompagne fait vibrer le rayon ; il est destiné à attirer l’attention du maximum d’abeilles, pour qu’elles partent à leur tour à la conquête du trésor.
La cérémonie de la fête du souvenir consiste en un spectacle donné par les butineuses, qui par leur danse rappellent le lieu où s’et déroulé
le vol nuptial. J’ai pu expliquer à Mila les différentes figures de cette chorégraphie, un peu compliquée, il faut bien l’avouer.
Au début du spectacle les danseuses sont alignées sur le bord de l’aire de danse. Le mouvement commence lorsque la reine donne le signal. Toutes ensemble elles se mettent à frétiller puis elles avancent lentement dans la direction que la reine leur a mise en mémoire, celle du vol nuptial. Comme je l’explique à ma petite abeille, plus la danse est lente, plus la durée de trajet vers le lieu signalé est longue.
Après avoir parcouru tout droit quatre à cinq alvéoles, les danseuses exécutent une grande volte à droite pour revenir à leur point de départ. Toujours à la même vitesse, elles recommencent leur marche de direction, suivie cette fois d’une grande boucle à gauche et ainsi de suite. C’est cette double boucle en forme de huit qui a inspiré le nom donné par les ouvrières.
Le frétillement continue de plus belle et toute la ruche entre en vibration. Beaucoup d’abeilles sont en état de transe et frétillent à l’unisson. Cette fois Mila peut le faire impunément et elle ne s’en prive pas.
Elle va d’ailleurs bientôt terminer son service de défense ; dans quelques jours elle fera partie des butineuses et connaitra donc par cœur la danse du soleil.
Je la verrai sans doute moins souvent désormais.
Mirli, faux bourdon
XI. C’est fini
Elle est morte. Ils me l’ont tuée. Mila est morte dans mes bras, empoisonnée. La ruche entière est en train de mourir.
Il y a quelques jours, les butineuses ont rapporté du pollen frelaté. Le miel confectionné a fait des ravages dans le couvain. Les abeilles tombent les unes après les autres.
Une vieille ouvrière a donné l’alarme, mais il était déjà trop tard . « J’aurais dû les mettre en garde », gémissait elle, « je le savais que près des maisons, on empoisonnait les fleurs des arbres ; j’ai été très malade, je le savais »
Je l’ai écoutée, la rage au cœur. Mais à quoi bon ! La colère et les remords ne la feront pas revenir. Il ne me reste plus qu’à partir. Je vais, moi aussi, quitter cette ruche où j’ai vécu heureux. Demain j’irai vers le soleil ; je retrouverai ma Mila, qui a rejoint la grande ruche du ciel.
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Note : ce journal, certainement très ancien, a été découvert tout à fait par hasard, gravé dans la cire au dos d’un rayon désaffecté.

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