Lacroutz d'Orion

Lacroutz d'Orion
La maison de Lacroutz

mercredi 15 juillet 2015

LA MAISON DE LACROUTZ


PROLOGUE
Je suis une vieille, très vieille maison béarnaise, née il y a bien longtemps, sous le règne de Gaston Phébus, vicomte de Béarn.
J’ai contemplé six siècles, appartenu à des maîtres bien différents et subi de nombreuses transformations, en conservant toujours mon tendre cœur de pierre et tous mes sens parfaitement affutés.
J’ai respiré au long des ans la fragrance des moissons et des fenaisons, le parfum des fruits conservés sous mon toit, mais aussi l’odeur âcre des litières et de la basse cour.
Devant la croix qui m’a valu mon nom, j’ai vu passer des moines, des soldats, des pèlerins, des malandrins, des troubadours, à pied ou portés par des bœufs, des ânes, des chevaux et même des carrosses.
J’ai abrité des petits et des grands, des gros, des maigres, des barbus, des chevelus, des timides et des forts en gueule, des rêveurs et des hommes d’action.
J’ai vu naître et mourir des générations, couler du sang et des larmes. J’ai entendu des chansons et des mots d’amour et encore des histoires à mourir de rire.
J’ai aussi entendu les cris de haine, le sifflement des carreaux et des flèches, le claquement des mousquets et le grondement du canon.
J’ai tremblé sous l’orage et la grêle et craint la voracité des flammes, mais je frémis encore de bonheur chaque fois que le soleil jaillit du sommet de la chaîne qui me fait face, pour venir caresser mes murs.
Mais c’est fini ! Me voilà seule désormais. On me disait pourtant plus belle que jamais. A quoi bon ! Ils se sont tous envolés. Mes murs restent désespérément vides. Il n’y a plus ni cris, ni rires, ni chansons.
Et pourtant je garde espoir ! Je suis sûre qu’ils reviendront. Ils sont toujours revenus.
En attendant, je vais tenter pour eux, de rechercher et de livrer sans trop de fioritures, quelques souvenirs qui ont marqué ma longue existence.
GUILHEM DE LACROUTZ
C’est Lacroutz qui a posé ma première pierre, avec beaucoup moins de cérémonie qu’on ne fait maintenant. Je me souviens de lui et pourtant, c’est bien loin… Lacroutz était un grand escogriffe, hargneux et querelleur, mais assez bien fait, ma foi, et apprécié de tous pour sa droiture et son honnêteté.
Pour le récompenser de ses prouesses d’archer à son service, le vicomte Gaston en avait fait son forestier, le gratifiant de quelques arpents de terre libre dans le hameau d’Orion.
Il m’a fallu deux ans pour réellement mériter le nom de maison. Mais, sans me vanter, je pense qu’aucun des feux du hameau de cette époque ne pouvait soutenir la comparaison, pas même la demeure de l’abbé.
Le sire Casamajor, abbé laïque d’Orion, n’avait pas apprécié outre mesure l’indépendance de Lacroutz. Il s’ingéniait à critiquer tout ce que faisait le jeune forestier. Ici la forêt était inextricable ; là, trois arbres auraient dû être abattus ; et pourquoi faisait-il dont confiance à cette racaille de cagots.
Lacroutz laissait braire. Il n’avait aucune envie de se fâcher avec l’abbé. La vrai raison en était une fille, sa fille - magnifique d’après notre Guilhem – mais elle était convoitée par de nombreux prétendants. N’étant pas noble d’origine, Lacroutz n’avait aucune chance d’obtenir sa main ; il ne perdait pas espoir pour autant. Il est vrai que ses espérances étaient confortées par quelques battements de cils, que la demoiselle aurait laissé échapper sur son passage.
C’est la vieille Méline qui s’occupait de moi à cette époque. Autant qu’il me souvienne, ce n’était pas une perle, mais son bavardage et sa bonne humeur m’amusaient. Et, bien sûr, Lacroutz se confiant à elle, je profitais de ces confidences.
Si mes souvenirs sont si précis, c’est qu’un événement capital a eu lieu à cette époque. Une nuit, Lacroutz a été réveillé par une forte odeur de brûlé. Il s’est précipité dehors et s’est aperçu que les dépendances de la demeure de l’abbé étaient en feu. Il a couru aussitôt vers le « château » et s’est rendu compte que s’il ne prenait pas les choses en main, tout disparaîtrait rapidement dans la fournaise. Sa voix de stentor s’est aussitôt faite entendre et sur son ordre des récipients récupérés et la chaine constituée, face à la grange en flammes.
L’abbé est sorti de chez lui à ce moment là en hurlant : « Mes chevaux, mes chevaux ! ». Presque aussitôt, une autre voix, féminine celle là, a crié : « au secours ! Je ne peux pas ouvrir ! ».
Mon maître a rapidement renversé sur lui le contenu d’un seau et s’est précipité vers les portes de la grange, que les flammes commençaient à attaquer. C’est à grands coups de pied qu’il est enfin parvenu à soulever le gros loquet déjà rouge. Il s’est aussitôt jeté de côté, pour laisser s’enfuir la horde des chevaux affolés. La fumée avait totalement envahi le bâtiment ; on ne voyait plus à un pas. Conscient que la personne qui restait à l’intérieur était totalement perdue, Lacroutz a crié : « Par ici ! Guidez-vous sur ma voix. Vite ! Par ici… ».
Au bout d’un moment, une silhouette est apparue, qui s’est précipitée dans ses bras.
Il s’est alors rendu compte qu’il s’agissait de la fille de l’abbé, couverte de suie, mais malgré tout, bien agréable à regarder. Au bout de quelques minutes (elle semblait se plaire, là où elle se trouvait), elle a rejoint son père, rouge de colère, en lui expliquant : « Dès que j’ai vu le feu, j’ai couru vers la grange pour libérer les chevaux, mais la porte s’est subitement refermée et je n’ai pas pu l’ouvrir. Heureusement que je les avais détachés ! ». « Tu aurais quand même pu me réveiller ! » « J’ai crié au feu, très fort, mais apparemment, tout le monde ne m’a pas entendue »
Pendant ce temps la chaine avait préservé le bâtiment principal, mais n’avait rien pu faire pour la grange. Malgré le sauvetage de sa fille et de ses chevaux, le sire Casamajor était en colère et n’eut aucun mot de remerciement. Au contraire, il apostropha le forestier : « Bien sûr, on arrive après la bataille et on se retrouve avec ma fille dans ses bras ! » « Sire, si vous aviez été dans la grange à la place de votre fille, je vous aurais aussi pris dans mes bras » La jeune Sabine ne put s’empêcher de pouffer.. « Toi, va donc te nettoyer » cria son père ; « tu as tout d’une sorcière ». « Et toi ! que je ne te voie plus tourner autour de cette maison ! ».
Une fois rassurée, Méline a bien ri lorsque Lacroutz lui a raconté cette histoire. La réaction de l’abbé était, à son avis, celle d’un père terrifié et il ne fallait pas accorder trop d’importance à ses paroles.
Toutefois la soirée n’était pas encore terminée…
Les occupants de la maison étaient endormis depuis peu, lorsque quelqu’un vint cogner à ma porte. Comme il faisait nuit noire, je n’avais pas reconnu le visiteur. Il faut savoir qu’une maison comme moi… est capable de sentir, de ressentir, ou d’ entendre, mais elle ne voit bien que quand il fait jour.
Méline, encore dans son premier sommeil, va ouvrir et recule stupéfaite. « Mais que faites vous ici à cette heure, ma petite? » A ce moment là, j’ai reconnu Sabine. Apparemment fort en colère, la demoiselle s’écrie : « Méline ! Je me suis enfuie de chez moi. Mon père a décidé de me marier demain au vicomte de Laas. Vous le connaissez ! Cet avorton, chauve et gras, a le double de mon âge. Je n’en veux pas ! » Guilhem de Lacroutz sort alors de sa chambre. Je vois ses yeux s’illuminer mais il s’écrie, l’air sévère : « Que fais tu donc ici, Sabine de Casamajor ? » Et elle, les larmes aux yeux, de s’exclamer, interdite : « Comment ! Espèce de sanglier mal dégrossi. Pourquoi crois-tu que je suis là ? Je viens te proposer ma main et tu fais la fine bouche. Très bien ! Je pars me jeter dans le gave » (c’est ce que disent par ici les gens désespérés, même quand le gave est loin), et elle court vers la porte Le jeune homme se précipite pour la prendre à bras le corps.
« Pardonne-moi ! Mais si ton père te suit de près, je suis un homme mort » Elle se rebiffe : « Le voilà le grand guerrier ! » « Bien sûr ! je peux aussi tuer ton père. Alors on me pend et je suis toujours un homme mort » Un silence, suivi d’un soupir résigné : « Il ne me reste alors que le gave » « Laisse donc couler le gave et réfléchissons ! »
Après quelques instants de silence tendu, Guilhem se frotte le menton. « Je vois deux solutions ! » Deux yeux brillants l’interrogent.
« Première solution : avant l’arrivée de ton père, je t’emporte dans ma chambre et nous procédons à l’irrémédiable » Hoquet de Méline et hurlement de Sabine ; « Oublie ça ! Tu me conduiras dans ta chambre quand nous serons mariés ! »
« Bon ! Autre idée : nous allons voir le vicomte… » « Quoi ! ce sanglier puant et mal embouché ? » En aparté à Méline : « Décidément ! elle n’aime pas les sangliers ! Non Sabine ! je te parle du vicomte, du vrai, du grand » « Ah Fébus ! Mais il va nous jeter en prison » « Je lui ai sauvé la vie autrefois et je ne pense pas qu’il aura oublié. Je selle mon cheval. Si nous partons tout de suite, nous y serons à la pointe du jour. Méline ! Je te confie la maison. »
Ils venaient à peine de partir lorsque Méline, entendant une rumeur, sort devant la porte. Elle aperçoit quelques torches, éclairant une masse « vociférante » qui se dirige vers la maison. En tête marche l’abbé, suant et soufflant et apparemment rouge de colère.
« Méline ! Où est Lacroutz ? » « Mais je le croyais chez vous, messire. Il est parti tout à l’heure quand il a vu le feu. Je ne l’ai pas revu depuis. » « Et ma fille. L’as-tu aperçue ? » « Ah oui ! La pauvre ! Elle pleurait toutes les larmes de son corps et parlait de se jeter dans le gave. Je l’en ai dissuadée. A son âge tout de même ! Mais je pensais qu’elle était retournée chez elle » « Ah ! celle-là ! Depuis qu’elle a perdu sa mère, elle est incontrôlable. Bon ! je pense que quand elle aura faim, je la reverrai. Allons mes amis ; Rentrons ! »
J’étais assez satisfaite de la présence d’esprit de Méline. Le chaume, qui me couvrait à cette époque, n’appréciait pas particulièrement les torches.
Au petit matin, nos deux tourtereaux pénètrent dans l’enceinte de la tour Moncade à Orthez. Le vicomte, qui se préparait à partir pour la chasse, les aperçoit immédiatement. « Lacroutz ! que fais tu donc ici d’aussi bonne heure ? » « Monseigneur ! Cette demoiselle et moi avons un problème. Elle a quitté l’abbé d’Orion son père et a décidé, à ma grande joie, de m’offrir sa main. Mais je crains que l’abbé ne soit pas d’accord. » Après un moment de réflexion : « Je vois ! Comment t’appelles-tu jeune fille ? » « Sabine, monseigneur » « Excellent ! s’exclame t’il en riant. Tu étais prédestinée. L’enlèvement de la dernière sabine ! Il faudra que je raconte ça à Froissard. Lacroutz ! Va trouver tout de suite mon chapelain et demande lui de ma part de vous marier. J’enverrai un messager à l’abbé pour le calmer. Allez et soyez sages, désormais ! » « Grand merci, monseigneur ! » s’écrie Lacroutz en mettant un genou à terre. Sabine, quant elle, fait la révérence et pour une fois demeure muette.
Il fallut un an à l’abbé Casamajor pour se réconcilier avec sa fille. Il est vrai que la naissance du petit Guilhemot de Lacroutz y fut pour beaucoup.
JEHAN D’ORION
A l’époque de la reine Jeanne, j’abritais dans mes murs la famille de Jéhan d’Orion. C’était un jeune laboureur, aimable et gai, aimant le rire et les chansons, peut être un peu insouciant aux yeux de son épouse. Je l’aimais bien, car il était vaillant et prenait grand soin de ma santé. Malgré la pression des prêcheurs de Jeanne d’Albret, Jéhan était, comme ses amis, resté fidèle à la foi de ses parents, qu’il avait perdus tout jeune. Il pratiquait la religion catholique avec ferveur et assiduité.
Quand un beau jour parvient la rumeur d’un massacre des catholiques de Sauveterre, c’est la stupeur à Orion, où les querelles entre les deux partis n’ont jamais dépassé les échanges de noms d’oiseaux. C’est, dit-on, le comte de Montgomméry, le tueur du roi Henri II, qui serait le maître d’œuvre de ces horreurs, pour le compte de le la reine de Béarn.
Les catholiques d’Orion n’auront pas le temps de se retourner. Lors de son passage vers Orthez, Montgomméry rafle tous les males catholiques adultes, qui refusent d’abjurer. Il les entasse dans un camp au quartier Départ, à l’entrée de la ville d’Orthez, que ses troupes investissent en une demi-journée.
Le surlendemain à l’aube, tous les prisonniers déjà affamés et assoiffés, sont chargés de chaines et entrainés vers le pont de Fébus.
Dans le bas de la tour, le gave chante doucement en caressant les piles du pont. Au dessus, lentement, encadrés de soldats armés de piques, les captifs, résignés, avancent vers le monument.
Gênés par les chaines qui entravent tous leurs membres, ils grimpent le long escalier avec difficulté. La file s’arrête lorsque la tête parvient au sommet.
Sur les marches, Jehan d’Orion est l’un des rares malheureux à conserver l’œil sec. « Courage mes amis ! » s’écrie t’il, « C’est un mauvais moment à passer. Dans une heure, nous serons tous réunis au paradis. ». La soldatesque, gênée par l’étroitesse des lieux, ne peut intervenir. Jehan continue : « Et si on chantait! .. » Et il entonne aussitôt d’une voix claire et vibrante : « Boune may dou Boun Diü… » Un peu hésitante au début, la foule des prisonniers finit par reprendre en chœur le célèbre cantique béarnais à la Vierge.
Malgré les horions et les invectives de leurs gardes, ils poursuivent la mélodie. Un cri perçant les interrompt, suivi d’un bruit de chute dans les eaux du gave. Un second hurlement survient, qui sera suivi de beaucoup d’autres. La file des prisonniers hébétés reprend la montée, poussée par la pointe des piques.
Jéhan est parvenu au sommet. Deux de ses compagnons de misère sont devant lui. Il aperçoit une grande pièce, remplie de soldats. Près de la fenêtre, adossé contre le mur, le comte de Montgommery, le loup de le reine Jeanne , surveille les opérations. Il contemple avec mépris ces cabochards ignorants qui ont refusé de se convertir. Il fait signe au bourreau, qui retire les chaines du premier, un serf de Montestrucq, père de quatre enfants, que Jehan connait bien.
« Si vous sautez assez loin, vous éviterez les rochers et vous serez saufs » annonce le tortionnaire, sous l’œil goguenard de son maître. « A toi ! C’est la fenêtre ou c’est une pique au bas du dos, qui de toute manière t’y poussera »
Le malheureux prend son élan, trébuche sur le bord de la meurtrière et bascule dans le vide. Les ricanements des spectateurs font écho à son hurlement.
Le suivant, un jeune garçon encore imberbe prend son élan et saute souplement dans le vide. « Tiens ! Celui là s’en est peut être tiré » s’exclame le bourreau. « Ça m’étonnerait ! » dit un soldat en regardant par la fenêtre, « je vois le jaune de ses chausses sur le rocher »
Sur un signe du comte, on retire ses chaines à Jehan « A toi ! tu sais ce qu’il te reste à faire ».
Porté par le faible espoir d’atteindre la partie profonde du gave, Jéhan se place au fond de la salle pour prendre son élan. Il se précipite, mais s’arrête brusquement devant la fenêtre. Il retourne en arrière, court et s’arrête à nouveau.
Le comte s’exclame alors : « Combien d’élans te faut-il pour te décider ? » Et Jéhan de répondre : « Allez-y, vous ! Je vous accorde dix élans si vous voulez ». Stupéfait, le comte éclate de rire. « En voilà un enfin qui aura égayé ma journée. Allez fiche le camp ! Tu es libre et ce n’est peut être pas un cadeau que je te fais ! File et que je ne te revoie plus ! »
Lorsque, de retour chez lui, Jéhan a raconté cette histoire qu’aucun témoin ne pouvait confirmer, je l’ai cru mais j’ai bien été la seule. Tous ses amis survivants se sont détournés de lui, persuadés qu’il avait abjuré.
Seule Louise lui est demeurée fidèle. Elle l’aimait.
Louise de Lacroutz
Depuis ma naissance, j’ai abrité bien des métiers, mais l’un de ceux qui m’ont le plus marquée est celui d’aubergiste.
Lorsque Louise, ma propriétaire, devint veuve, il ne lui fut plus possible de s’occuper convenablement de sa ferme. Avec l’accord du seigneur d’Orion, qui connaissait ses qualités de cuisinière, elle se fit aubergiste.
Les quelques écus d’argent, tirés de la vente de ses bœufs, lui permirent d’aménager quelques dépendances, une souillarde et deux grandes chambres, contenant chacune deux lits à trois places. Elle transforma également mon étable en écurie.
Tout cela vint s’ajouter harmonieusement à mes murs. Sur ma façade, comme il se doit, je portais désormais une belle croix comme enseigne.
Les débuts furent difficiles mais la bonne humeur de Louise et surtout ses excellentes soupes finirent par attirer une clientèle importante.
Lorsque les visiteurs affluaient, Louise ne se contentait pas de rallonger la soupe. Dans l’énorme pot en fonte qui trônait devant le feu, elle rajoutait la part de viande et de légume qui revenait à chacun des convives, lesquels ne regrettaient pas le temps d’attente nécessaire.
Elle payait l’impôt au seigneur, la dîme à l’église et tout le monde était satisfait.
Le succès de son entreprise était tel qu’elle dut faire appel à Marion, une jeune vilaine du village, qu’elle engagea comme servante.
Elle embaucha aussi un homme à tout faire, appelé Bure.
Bure devait son surnom à son passé de moine défroqué. Converti de force à la religion réformée, il avait dû combattre dans l’armée du prince de Condé. Laissé pour mort sur le champ de bataille, après un coup de masse d’armes sur la tête, il s’était relevé, au milieu des cadavres, sanglant et privé de tout souvenir. Pendant plusieurs mois, il erra, sale, dépenaillée, mendiant son pain en chemin.
C’est à cette occasion que Louise le recueillit. Elle soigna la hideuse blessure qui déformait son front et le moine soldat, recouvrant doucement sa mémoire, retrouva sa dignité en devenant le factotum de l’auberge.
Bure s’occupait des menus travaux d’entretien, alimentait le feu dans la cheminée et soignait avec compétence les ânes et les chevaux qu’on lui confiait. Un peu méfiante à son égard à ses débuts, je finis par lui faire entièrement confiance, tout comme Louise.
Encore dans la force de l’âge, l’homme à tout faire était un colosse, une force de la nature, dont les poings impressionnants calmaient les plus impétueux et refroidissaient les amateurs de mauvais coups.
Marion la petite servante l’aimait bien car il n’hésitait pas à l’aider pour les nettoyages et même pour le service. Le plus souvent, c’était lui qui plongeait la grande louche dans le pot pour remplir les écuelles.
Lorsque des clients se montraient un peu trop entreprenants, elle leur disait en leur montrant le mastodonte, qui lui faisait un clin d’œil de complicité : « Gare à Bure ! » et elle allait, sûre d’elle, chercher leur commande..
Cette mise en garde qu’elle utilisait de temps en temps devint un sujet de plaisanterie. Lorsqu’elle arrivait, leurs écuelles pleines de soupe, les jeunes clients chantonnaient : « Gare à Bure, gare à Bure ». Marion se contentait de sourire avec indulgence.
Un soir, exceptionnellement calme, un jeune cavalier se présenta, demandant à voir la patronne de l’auberge. « J’ai entendu dire beaucoup de bien des soupes de Louise de Lacroutz. » lui dit-il. « J’ai fait un détour pour me rendre compte par moi-même. Je voyage depuis deux jours et j’aimerais bien, avant de souper, prendre un bain chaud et, pour cette nuit, avoir une chambre pour moi tout seul. Je suis prêt à payer un écu d’or si, en plus de cela, quelqu’un veut bien s’occuper de mon cheval. »
Il tendit à Louise une pièce brillante, qu’elle admira un moment, car elle n’avait jamais vu la pareille. Impressionnée également par la prestance de ce jeune gentilhomme, campé devant elle, le front haut, la moustache fière et la barbe bien taillée, notre tenancière se mit à bredouiller : « Je suis très flattée, messire, que vous ayez choisi ma maison. La soupe d’aujourd’hui est bien simple, un bouillon de légumes avec du jarret de bœuf. J’espère qu’elle vous plaira. Mais si, à l’avenir, vous me prévenez assez tôt, je peux vous préparer une de mes spécialités, soupe de fèves ou de potiron, ou encore la soupe de fête, mon secret. »
« Marché conclu ! » répondit il, « Je suis messager à cheval et je fais chaque semaine le trajet entre Nérac et Pau. Si je suis satisfait de votre accueil, je serai chez vous chaque samedi après vêpres pour le gîte et le couvert. Et je choisis déjà la soupe surprise, votre soupe de fête !». Inutile d’a jouter qu’à son départ, le lendemain, il se montra enchanté de son séjour.
Le samedi suivant, le bain était chaud, la soupe frémissante et la salle exclusivement réservée au client généreux.
« J’aime bien la compagnie, Louise. La prochaine fois, garde moi simplement un coin de table, là bas près de la fenêtre ». Et il lui donna encore une fois un écu d’or. « Ne craignez vous pas, messire, les détrousseurs de grand chemin ? » « J’en ai déjà rencontré, mais ils en ont gardé un très mauvais souvenir » répondit il en montrant sa dague et l’épée qui pendait à son côté.
Dès qu’il fut installé, quelques temps plus tard, à la table qu’il avait choisie, Marion lui apporta le potage dans la plus belle écuelle de la maison. Elle était suivie de Louise, portant fièrement un plat sur lequel trônait, au milieu de légumes artistiquement rangés, une magnifique poule, à la panse particulièrement développée.
« Voici ma spécialité, messire, la soupe de fête, la soupe de poule farcie. Du jambon haché avec du pain, du lait, de l’ail, de l’oignon et un œuf pour faire la farce. J’en remplis le ventre de la poule avant de la recoudre. Le tout mijote dans le bouillon de légumes pendant au moins deux heures devant le feu. »
« Un régal ! » décréta notre homme après avoir goûté le bouillon. « Voyons la farce ! » continua t’il, en se servant une belle tranche que Louise venait de découper devant lui. « Jarnidieu ! je crois que je ferais cent lieues supplémentaires pour déguster ce plat digne d’un trône. Par pitié, Louise, mets m’en quelques morceaux pour la route demain matin » « Bien sûr, messire, c’est aussi bon, froid ! »
« J’affronterai les éléments s’il le faut, mais je serai là samedi, si Dieu le permet ! ». Et c’est ainsi que chaque samedi le jeune messager revint fidèlement à l’auberge, dont il conquit la clientèle par son entrain et sa bonne humeur.
Un soir, alors qu’il déguste, au milieu des convives, un blanc de poule savoureux, deux soldats, morion en tête et vêtus du buffletin règlementaire, entrent dans la salle, et se campent devant la grande table. « Le prince de Condé, notre chef, nous a chargé de percevoir l’impôt dans les auberges des mécréants, » dit le plus grand, en levant haut un parchemin. « Et cette auberge en fait partie. Chaque client versera dix sols et l’aubergiste cinq écus d’argent ». Bure s’avance vers eux : « Montre-moi l’ordre du prince ! » dit-il au soldat en tendant la main. La réponse rapide sera un coup de poignard dans le ventre. Bure tombe, terrassé par la douleur.
« Ceci change tout ! » crie le malandrin, en reculant l’épée au poing, « vous posez tous votre bourse par terre et vous reculez au fond de … » Il n’a pas le temps d’en dire plus. Il s’effondre subitement, une dague vibrante enfoncée dans la gorge. Le second n’a pas le temps de brandir son espadon, qu’il se fait embrocher par l’épée de notre messager.
Louise et Marion se précipitent auprès de Bure, dont la blessure s’avérera plus douloureuse que grave. Le jeune homme, après avoir essuyé et rengainé ses armes, se tourne vers les clients « Ne vous inquiétez pas ! Je connais cette engeance. Ils étaient seuls. Ce sont des déserteurs. Je sais que l’armée de Condé est loin d’ici. Si vous voulez bien m’aider, on va débarrasser le plancher de cette racaille et la jeter au fond du ravin.
Le lendemain, le messager fit ses adieux à Louise. « Ne m’attendez plus le samedi. Je serai absent pour un bon moment. Mais continuez à régaler vos convives. Si j’étais un jour roi de France, je ferais connaître votre recette de fête. » « Je suis sûre qu’alors mes poules pondraient des œufs d’or ! » répartit Louise amusée. Il sauta alors sur son cheval en s’écriant: « Qui sait ! » et il partit au galop en éclatant de rire. On ne le revit plus.
Les saisons passèrent. Ma grande salle était joliment décorée de guirlandes de saucisses et de boudins. Le succès de l’auberge ne se démentait pas et la présence de Bure, qui avait recouvré la santé, était bénéfique pour ma sécurité et celle de mes hôtes.
Un jour de printemps, à la naissance du nouveau siècle, un carrosse se présenta devant ma porte. Louise et Bure sortirent pour accueillir ces visiteurs de marque. Un gentilhomme, escorté de quatre soldats, sortit de la voiture. Louise recula, un peu effrayée. « Ne craignez rien ! » sourit le visiteur. « D’après l’enseigne, je pense que je suis bien devant l’auberge de Lacroutz et que, d’après la description qu’on m’a faite, vous en êtes bien la propriétaire ». « Oui, je suis Louise de Lacroutz ! »
« Je vous apporte un cadeau que vous adresse le nouveau roi de France, Henri IV. Il m’a chargé de vous dire qu’il se permet de faire connaître votre poule au pot dans tout le royaume. En échange, il vous envoie quelques œufs d’or, au cas où vos poules auraient refusé d’en pondre »
Le paquet contient en effet un magnifique pot aux armes du Béarn, rempli d’écus d’or.
« Mais pourquoi moi ! » se demande Louise, stupéfaite. Puis ses yeux s’illuminent. Elle a enfin compris qui était le mystérieux messager du samedi.
Elle se confond en remerciements, confie les visiteurs aux bons soins de Marion et, avec l’aide de Bure, emporte le pot, soigneusement refermé, au fond de la maison.
Le lendemain, à la grande surprise des convives, un pot vide, magnifiquement décoré, paradait au milieu la grande table de la salle à manger. Nul ne sut jamais ce qu’il avait contenu. Notre Louise y veilla.
Lorsque, quelques années plus tard, la pourtant solide tenancière disparut, victime d’une mort subite, ses héritiers cherchèrent, sans trop de conviction, le trésor dont faisait état une rumeur.
Moi seule sais où il se trouve encore.

Aucun commentaire: